La mobilisation de la notion de guerre civile dans le débat public est une très ancienne passion française. Le goût de la politique et celui de la polémique, qui vont de pair, participent à l’alimenter. Mais l’histoire de la France, depuis la Révolution jusqu’à l’agitation de mai 1968, en passant par les changements rapides de régimes au XIXe siècle et les divisions durant la Deuxième Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie, favorise également un imaginaire national où le pays est perçu comme naturellement multiple, indiscipliné, divisé et régulièrement sujet à des accès de violences. La petite phrase célèbre attribuée à de Gaulle : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 246 variétés de fromages ? » en est une expression humoristique.
La plupart du temps cependant, les références à la guerre civile dans le débat public se faisaient ces dernières décennies sur le mode métaphorique, en mobilisant une image dont on savait qu’elle n’était qu’une image. Depuis 2015, il en va autrement. Le thème de la guerre civile est mobilisé sur le mode littéral, pour plusieurs grandes raisons. La première est relative aux attentats commis au nom d’Al-Qaïda ou de l’EI, parfois par des individus de nationalité française, et à l’idée que leur objectif ultime est d’imposer aux Français musulmans les conceptions de l’islam des organisations terroristes ainsi que de créer un antagonisme entre ceux-ci et le reste de la population, s’épanouissant à terme dans la guerre civile. Le politologue spécialiste de l’islam Gilles Kepel publie ainsi en 2016 l’ouvrage La fracture, en forme de « cri d’alarme avant la guerre civile » pour tenter de faire comprendre l’ampleur des dangers liés à l’islamisme en France, en particulier aux candidats à l’élection présidentielle de l’année suivante (1). Un auteur algérien comme Boualem Sansal estime que la situation de la France est comparable à celle de l’Algérie pré-guerre civile des années 1990 et presse d’agir radicalement contre l’islamisme. La France ne comprendrait pas qu’elle ne fait pas face à du terrorisme, mais à une guérilla islamiste destinée à prendre les proportions d’une guerre civile totale (2).
À l’inverse, un personnage politique comme Jean-Luc Mélenchon mobilise sur le même sujet le thème de la guerre civile en référence aux guerres de religion de l’histoire de France et tend à en conclure qu’il faut à tout prix chercher l’apaisement et la conciliation avec les Français musulmans, qu’il confond régulièrement avec les islamistes. Le thème de la guerre civile peut ainsi être mobilisé selon des modalités différentes, plus ou moins analytiques ou politiques, de manière froide ou emportée par la crainte, et conduire à des positions variées dans le débat public. Ces derniers temps, c’est surtout la tribune d’officiers publiée dans Valeurs actuelles qui a ramené le thème de la guerre civile au cœur des discussions publiques, suivie par les propos du candidat Éric Zemmour. Le terrorisme, le séparatisme et le communautarisme islamistes y sont mêlés à des considérations sur la délinquance et la criminalité, mais ce ne sont pas les seuls sujets à la faveur desquels la notion de guerre civile s’est déployée. La crise dite des « Gilets jaunes », et notamment ses épisodes violents, y a aussi participé, renvoyant cette fois non à l’idée d’un éclatement culturel et idéologique du pays, mais à celle, plus classique en France, de l’injustice sociale et de la « lutte des classes ».
Cette prégnance du thème de la guerre civile dans le débat public, et surtout de son basculement d’un emploi métaphorique à un emploi perçu comme réaliste, sont susceptibles d’être analysés sous plusieurs angles. On choisira de les traiter du point de vue du passage de la guerre civile comme virtualité à la guerre civile comme phénomène effectif. Et on remarquera tout d’abord qu’il est rare que ceux qui mobilisent la notion de guerre civile en donnent au préalable une définition. La plus générique est celle d’un conflit collectif armé opposant des groupes humains organisés à l’intérieur d’une unité politique, pour la définition de l’ordre social et/ou la conquête du pouvoir politique. La guerre civile est susceptible d’être conçue et incarnée de manière variable selon les aires culturelles et les époques, en fonction des formes et représentations de ce qu’est une unité politique, mais la distinction entre guerre civile et guerre étrangère semble être une constante dans l’histoire universelle. « Dans la plupart des sociétés, on a probablement fait une distinction entre les guerres qui sont plus ou moins légitimes parce qu’elles ont lieu entre des groupes dont il est normal qu’ils puissent devenir des ennemis, et celles qui sont scandaleuses parce qu’elles opposent entre eux des adversaires qui devraient agir les uns envers les autres comme des amis ou des frères. La façon dont est faite cette distinction dépend de la conception des communautés politiques qui prévaut à chaque époque. (3) » À l’époque moderne, c’est à l’intérieur d’États-nations – au moins théoriques – que les guerres civiles se déroulent la plupart du temps, et l’État y est en général un acteur parmi d’autres.
On peut par ailleurs dégager de l’histoire des types de guerres civiles selon divers critères. Celui de la nature du conflit permet de distinguer des guerres motivées par des conflits partisans (entre groupes définis par leurs choix politico-idéologiques), des conflits identitaires (entre groupes définis par des caractères physiques ou culturels indépendants de leur volonté) et les conflits socio-économiques (entre groupes définis par la situation de leurs membres dans la hiérarchie socio-économique interne). La réalité peut bien sûr hybrider ces catégories. On peut choisir le critère des modalités de l’affrontement armé, plus ou moins conventionnelles ou asymétriques. Le nombre de factions en lutte peut également varier, donnant naissance à des situations politiques et stratégiques plus ou moins complexes. Les guerres civiles peuvent par ailleurs donner lieu à des implications étrangères, voire se superposer à des guerres étrangères.
Mais, dans tous les cas, pour qu’un conflit collectif, quelle que soit sa nature, se transforme en guerre civile effective, il faut au minimum que se produise une polarisation interne autour d’un conflit jugé central par toutes les parties et que la violence se manifeste de manière armée, organisée et durable à des fins de préservation ou de remodelage de l’unité politique originelle et de son ordre interne. Ainsi, tout conflit central dans une société ne débouche pas nécessairement sur une guerre civile, et tout conflit interne violent n’est pas non plus nécessairement une guerre civile : « […] par exemple la criminalité organisée, une émeute de la faim, le brigandage de grand chemin, etc., tous phénomènes violents qui peuvent se voir opposer une répression violente. Le terrorisme relève-t‑il de la criminalité, de la guerre civile ou de la guerre ? En tant que technique de la violence, rien ne le qualifie pour figurer dans telle classe plutôt que dans une autre. (4) »