Si l’on songe assez spontanément au fait que tout conflit central au sein des sociétés ne s’épanouit pas mécaniquement dans la guerre civile, on se penche en général un peu moins spontanément sur les conditions concrètes de constitution de groupes organisés et polarisés. La raison en est que l’on confond le fait de ranger des individus dans des catégories en fonction de certains critères (sexe, âge, niveau de diplôme, etc.) avec la signification singulière de la notion de groupes organisés. De la même manière, le basculement d’un conflit interne en guerre civile suppose un basculement dans la violence armée qui ne va pas de soi. Non seulement parce qu’il faut évidemment disposer de moyens armés et de compétences combattantes suffisantes pour espérer pouvoir l’emporter sur le groupe adverse, ou au moins pour pouvoir faire durer la lutte sans être défaits, mais encore parce que le basculement dans l’exercice véritable de la violence armée a de nombreux coûts de tous ordres, psychologiques, culturels, sociaux, matériels, existentiels, etc.
Les passions collectives, et en particulier les passions idéologiques, sont probablement les ressorts psychiques les plus efficaces pour dépasser ces coûts : « […] entre membres d’une politie [unité politique], les représentations sont essentielles, car ils ne sont pas censés s’entre-tuer : la chute dans la violence est contre nature. C’est pourquoi le recours idéologique est d’autant plus indispensable que les ennemis civils sont proches, car ils ont besoin de se donner de bonnes raisons de tuer avec bonne conscience. À mesure que la proximité baisse, dans les polities nombreuses, où les belligérants sont des inconnus les uns pour les autres, l’idéologie sert moins à se donner bonne conscience qu’à forger des fictions collectives. (5) »
Quelques remarques s’imposent concernant la constitution de groupes polarisés en tant qu’unités d’activités capables d’agir de manière coordonnée. Il faut bien sûr que les membres du groupe disposent d’un objectif commun valorisé par tous pour que l’activité collective ait un sens. Mais devenir un groupe dans ce sens-là exige bien plus que d’être une population caractérisée par des traits spécifiques et des croyances et désirs communs. La sociologie permet de distinguer différents types de groupements humains selon leur plus ou moins grande consistance en tant que groupe, c’est-à‑dire leur plus ou moins grande identité, unité, solidarité, organisation, et, au bout du compte, leur plus ou moins grande capacité à se transformer en « acteur collectif ». Transformer par exemple directement une simple population aux caractéristiques spécifiques – mettons les femmes – en l’équivalent d’un groupe combattant – mettons un groupe féministe activiste violent – est très peu probable tant ces formes de groupements se situent aux deux extrémités de la typologie. Sauf dans les cas où la population originelle est déjà structurée et organisée autour d’institutions : partis politiques, associations culturelles ou cultuelles, syndicats, etc. Des groupements comme un public ou un auditoire peuvent plus facilement se transformer en groupes, mais, là encore, ils ne peuvent le faire spontanément : cela exige des efforts et implique des coûts en matière de structuration et d’organisation.
Le sentiment d’appartenance de plus en plus flottant à une unité politique, doublé d’un sentiment d’appartenance communautaire de plus en plus vif à une partie de la population qui la constitue, dans un contexte idéologique et culturel conflictuel où l’hostilité réciproque se développe, est une situation problématique pour l’unité politique, mais qui en elle-même n’est pas une guerre civile et qui pour le devenir ne nécessite pas simplement du temps (au sens où les grandes caractéristiques de la situation resteraient les mêmes et n’auraient besoin que de temps pour fatalement se cristalliser en guerre civile). Cela ne signifie pas non plus que la guerre civile est une virtualité qui ne pourrait que rester à l’état virtuel. « Plutôt que de polarités, il conviendrait de parler de polarisations, entendues comme l’actualisation de polarités virtuelles. En mettant l’accent sur le devenir, la polarisation inclut tous les degrés d’effectuation avant l’effectivité et l’actualité de polarités actives. (6) »
Ni fatalité, y compris dans des contextes où son visage semble se dessiner à l’horizon, ni potentielle menace toujours suspendue, la guerre civile implique ainsi pour se réaliser un ensemble de circonstances sur lesquelles on peut exercer des inflexions, mais aussi d’actions volontaires, idéologiques, organisationnelles, matérielles, que l’on peut heureusement tenter de contrer par des actions de même nature, mais aux formes différentes et aux objectifs opposés.
Notes
(1) Nicolas Weill, « Le cri d’alarme de Gilles Kepel avant la guerre civile », www.lemonde.fr, 5 novembre 2016.
(2) Anne Rosencher, « Boualem Sansal : “La France ne comprend toujours pas ce à quoi elle est confrontée” », www.lexpress.fr, 18 octobre 2020.
(3) Jean-Pierre Derriennic, s.v. « Guerre civile », in Michela Marzano (dir.), Dictionnaire de la violence, PUF, Paris, 2011, p. 585.
(4) Jean Baechler, « Les figures de la guerre civile », in Jean Baechler (dir.), La guerre civile, Herman, Paris, 2018, p. 7.
(5) Jean Baechler, « Les figures de la guerre civile », op. cit.
(6) Ibidem.
Légende de la photo en première page : La force des connotations attachées à l’indivisibilité de la République suscite une série de craintes à son endroit. (© Eric Isselee/Shutterstock)