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Le futur est le passé. Avec le GPS (et des drones)

Si la guerre d’Ukraine retient l’attention de toutes les communautés de défense à travers le monde, elle renouvelle bon nombre de débats antérieurs, plus ou moins récents : place des blindés, de l’artillerie, des munitions rôdeuses.

En 1999, le regretté Colin S. Gray publiait un article dans lequel il analysait l’évolution du caractère de la guerre dans le contexte de l’effervescence autour de la révolution dans les affaires militaires, qui charriait alors tout une littérature autour du changement de la nature de la guerre. Il l’avait intitulé « Clausewitz Rules, OK ? The Future is the past, with GPS (1) », soulignant la pertinence de la distinction entre la nature de la guerre et son caractère – le fameux caméléon clausewitzien. Il montrait ainsi que si le caractère de la guerre était évolutif en fonction des circonstances, notamment doctrinales et technologiques (soit les couleurs changeantes du caméléon), la nature profonde de la guerre – et de l’animal – ne changeait pas à travers l’espace et le temps. Certes, il en va de sa nature intrinsèquement politique, mais aussi d’un certain nombre de caractéristiques : l’incertitude, l’importance des facteurs humains ou encore la friction (2). Toute la recherche de principes de la guerre, dès le XVIIIe siècle, tourne autour de cette nature et de la permanence historique d’une série de facteurs : la surprise, la sûreté, la masse, la concentration des forces, mais aussi leur économie, la manœuvre, etc., et ce, du plan stratégique jusqu’au plan tactique.

Clausewitz, décédé en 1832, ne s’est que peu intéressé aux aspects technologiques. Nous eût-il quittés un siècle plus tard, ses travaux les auraient sans doute pris en compte de manière plus marquée, dès lors que la première fonction de la technologie, quelle que soit l’activité humaine considérée, est d’accroître la liberté de manœuvre de son utilisateur. On va plus vite et plus loin avec un véhicule qu’à pied, et c’est d’autant plus le cas si un système logistique l’appuie. Évidemment, toute liberté de manœuvre se paie : possible vulnérabilité, complexité systémique et fragilité potentielle, adaptation de l’adversaire. Il en est de même du point de vue des aspects techno-­capacitaires. La dialectique de l’adaptation et de la contre-­adaptation, de la cuirasse et de l’épée, est même considérée comme l’une des trois lois de l’art de la guerre par J. F. C. Fuller. Pour lui, « l’apparition d’une arme nouvelle a toujours été suivie plus ou moins rapidement d’un contre-­perfectionnement de l’armement qui enlève à l’arme en question la supériorité exorbitante qu’elle avait pu un instant prendre (3) ». En Ukraine comme au Haut-Karabagh, en Syrie ou en Libye en 2020, ces logiques ont évidemment joué à plein, au fur et à mesure que des couches d’innovations technologiques se développaient.

Une logique additive

Qu’en ressort-il ? Que ces couches, plutôt que de s’annuler, se superposent. En d’autres termes, si l’équation techno-­capacitaire est instable du fait de l’arrivée continue de nouveaux matériels ou de nouvelles catégories de matériels, les fondamentaux demeurent. Ainsi, s’il faut défendre un terrain, il faut aussi pouvoir le reprendre, et on ne peut le reprendre si les combattants ne sont pas protégés d’une manière ou d’une autre. Il faut aussi pouvoir détruire, interdire, manœuvrer, appuyer, reconnaître, surveiller et que l’ensemble soit soutenu. Si l’affaire semble théorique présentée de la sorte, elle a surtout des conséquences très pratiques. La guerre d’Ukraine a ainsi, une nouvelle fois, posé la question de l’adaptation du char. Entre la portabilité des missiles antichars et la dissémination des munitions rôdeuses, certains y voient ainsi sa condamnation. En réalité, un matériel ne produit pas, en soi, d’effets : il doit pour cela être utilisé et cette utilisation peut être pertinente ou non. Engager des chars seuls, sans infanterie ou appui d’artillerie, et ne pas les appuyer logistiquement est la garantie de l’échec, peu importe qu’il s’agisse d’un T‑34 ou d’un Leclerc. À peine engagé, un T‑90M, en théorie le plus moderne de l’arsenal russe, était détruit – sans surprise, il n’était pas accompagné. De fait, la guerre d’Ukraine a aussi montré un engagement approprié des capacités blindées ukrainiennes, au nord de Kiev ou à l’est de Kharkiv, avec de véritables charges de la 92e brigade mécanisée qui n’auraient rien eu à envier aux israéliennes durant la guerre des Six Jours.

Si l’Ukraine a pu tenir, c’est certes du fait des erreurs russes et d’une bonne – et surprenante – planification, mais aussi grâce à la combinaison de matériels à la fois anciens et très modernes, utilisés à bon escient. Un triomphe de la stratégie. Elle l’a également emporté sur le front de la combinaison entre retours d’expérience et prospective. Tirant parti des opérations de 2014, elle a ainsi pu développer son artillerie, qui avait particulièrement souffert. En l’occurrence, pas tant en remplaçant ses tubes (4) qu’en en faisant un usage plus efficient, par l’intermédiaire de l’observation via des drones, autorisant des tirs plus précis. Cette logique de retour d’expérience a cependant été poussée plus loin : des drones, certes, mais lesquels ? Ce qui frappe à l’heure d’écrire ces lignes est que la Russie a continué d’utiliser de nombreux drones Orlan‑10, dotés de moteurs thermiques et dont la taille est relativement importante, qui se sont montrés vulnérables aux MANPADS (5).

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