Dans le même temps, l’Ukraine s’est appuyée sur de plus petits drones, à propulsion électrique, visuellement et acoustiquement plus discrets et donc plus difficiles à abattre. Qu’elle l’ait fait volontairement ou parce qu’elle n’avait pas d’autre option que de se fournir sur le marché commercial importe ici moins que l’effet obtenu : la Russie avait innové au début des années 2010, mais l’Ukraine a poussé l’adaptation plus loin, cette fois au désavantage du primo-innovateur. Cela invite à s’interroger sur la dynamique de l’adaptation technologique, et pas uniquement dans le secteur des drones. Dans un récent article, Florent de Saint Victor remettait ainsi en question le modèle d’armées peu agiles qui reproduisent en les améliorant les couches traditionnelles d’équipements, au risque du surcoût, mais aussi de la vulnérabilité, et ce sur le temps long de programmes s’étageant sur des décennies (6). S’il peut (et doit) prêter à débat, notamment parce qu’une grande part de ce qui a manqué à l’Ukraine – aviation, systèmes à longue portée – nécessite une conception de temps long, force est aussi de constater que bon nombre de systèmes sur étagère ou civils ont joué un grand rôle.
La victoire des enablers ?
Bien des leçons matérielles sont à tirer de la guerre, mais l’une d’elles est que les enablers comptent de plus en plus – même s’ils n’attirent pas nécessairement le regard des industriels, des armées ou des responsables politiques. La déstructuration des communications russes a été dévastatrice là où les Ukrainiens ont conservé une vraie liberté d’action, notamment grâce au système par satellite Starlink (7) – y compris par son aptitude à contrer une attaque cyberélectronique – ou aux applications permettant de localiser les forces russes. L’aptitude au combat de nuit des Ukrainiens avec des jumelles militarisées ou non, les microdrones, l’impression en 3D, l’aptitude à tracter puis à réparer des blindés dans des installations de fortune ou encore le jeu des écoutes des communications russes, sans oublier tous les aspects liés à la communication sont autant de composantes de l’efficacité militaire de Kiev. Si la nécessité et le sens de l’initiative ont fait loi, il y a sans doute beaucoup de leçons à tirer dans la manière de penser la stratégie des moyens en y incluant le domaine civil et son dynamisme. Décidément, la guerre d’Ukraine aura été révélatrice d’un « nouvel art de la guerre du futur », baroque, hybridant l’ancien et le moderne, le militaire et le civil, le planifié et l’improvisé.
Notes
(1) Review of International Studies, vol. 25, décembre 1999, p. 161-182.
(2) Les contributions sur et autour de Clausewitz sont innombrables. Un bon commencement est : Peter Paret, « Clausewitz », dans Peter Paret (dir.), Makers of Modern Strategy from Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton University Press, Princeton, 1986.
(3) J. F. C. Fuller, L’Influence de l’armement sur l’histoire, Paris, Payot, 1948, p. 39.
(4) Il a fallu attendre l’arrivée des matériels occidentaux, début mai, pour voir une modernisation de ses capacités.
(5) Man portable air defense systems.
(6) Florent de Saint Victor, « Pour une révolution dans les affaires militaires (françaises) », blog Mars Attaque, consulté le 7 mai 2022 (https://mars-attaque.blogspot.com/2022/05/pour-une-revolution-dans-les-affaires.html).
(7) Stephen Losey, « SpaceX shut down a Russian electromagnetic warfare attack in Ukraine last month – and the Pentagon is taking notes », www.defensenews.com, 20 avril 2022.
Légende de la photo en première page : Vue aérienne d’un village ukrainien. La guerre aura été celle des enablers (systèmes de rentabilisation des effecteurs). (© Rms_ua/Shutterstock)