Magazine Moyen-Orient

Les lignes de fracture entre le Rojava et le Kurdistan d’Irak

Le modèle de gouvernance mis en place au Bashur par le PDK, voire le tandem PDK-UPK, est bien éloigné d’un modèle rationnel libéral démocratique. La base nationaliste elle-même paraît remise en cause tant l’alliance avec l’adversaire historique turc semble contre-nature et les limites de la solidarité pankurde sont avérées (y compris sur le territoire irakien à Sinjar). La qualification la plus adaptée de cette gouvernance serait l’expression anglo-saxonne de « crony-capitalism », où les profits sont privatisés par les clans dominants, les pertes étatisées (y compris au niveau fédéral), la paix sociale achetée par l’emploi pléthorique dans la fonction publique, et la contestation de la société civile systématiquement réprimée. L’expérience de la gouvernance PDK-UPK a bientôt trente ans et commence à s’essouffler avec une montée progressive de mouvements protestataires qui réclament plus de transparence, d’accès à la décision citoyenne, de fin de la corruption, en premier lieu du népotisme institué par les deux clans dominants, les Barzani et les Talabani.

Pour autant, les Kurdes du Bashur pourraient-ils être attirés par l’expérience communaliste du Rojava ? Rien n’est moins sûr. L’influence culturelle est palpable, car les Kurdes syriens réfugiés à Erbil ont amené avec eux un vent de liberté (surtout les femmes, qui ont féminisé des endroits publics, tels les cafés, les boutiques) et leur vision critique du Gouvernement régional du ­Kurdistan (GRK) en Irak fait écho à la protestation kurde irakienne. Mais le fédéralisme, proche du confédéralisme de facto, est déjà une réalité pour les Kurdes du Bashur et ne s’est pas avéré être une voie vers plus de démocratie ; quant au communalisme, les conditions révolutionnaires pour le mettre en œuvre n’existent pas au Bashur. La reprise en main sécuritaire de Bagdad à Kirkouk et dans les territoires disputés après l’annulation du référendum sur l’indépendance en septembre 2017, l’incursion des forces iraniennes en septembre 2018 (à 20 kilomètres à l’intérieur du territoire irakien, occupant depuis le mont Surin, au nord de Souleimaniye), tout autant que la crise économique, ont plutôt eu comme effet de remettre en cause le nationalisme kurde tel qu’il a été instrumentalisé par le système PDK-UPK.

Des objectifs différents en Irak et en Syrie

On peut établir que les Kurdes du Rojava et les Kurdes du Bashur sont dirigés par des acteurs idéologiquement et géopolitiquement opposés, mais que tous vont devoir faire face à une période de transition marquée par l’incertitude et l’éternelle problématique du revirement possible des alliances composées avec les pays régionaux et occidentaux. Or, si aucun de ces acteurs géostratégiquement déterminant n’a intérêt à voir émerger un État kurde indépendant, la solution du fédéralisme (plutôt que du confédéralisme, peu réaliste) est peut-être en passe de devenir une réalité tant en Irak qu’en Syrie. En Irak, des aspects constitutionnels majeurs, tels le statut des territoires disputés, la répartition du budget fédéral et la loi sur le pétrole, peuvent être à nouveau à l’ordre du jour dans un contexte de reconstruction et de réconciliation nationale, alors qu’en Syrie, la question de l’autonomie d’une région kurde est centrale dans la négociation pour le règlement politique du conflit.

Légende de la photo en première page : Des Kurdes d’Erbil célèbrent la victoire du référendum pour l’indépendance, le 25 septembre 2017. © Shutterstock/Thomas Koch

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°41, « Kurdistan syrien : réalité politique ou utopie ? », janvier-mars 2019.

À propos de l'auteur

Hosham Dawod

Anthropologue au Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (EHESS-CNRS), directeur de l’Institut de recherches sur le Moyen-Orient du Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (CAPRI).

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