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Penser la guerre. Âge nucléaire et stratégie indirecte

L’actualité de la guerre en Ukraine alimente depuis la fin du mois de février de très nombreuses analyses et réflexions publiques, de personnalités politiques, d’experts et de citoyens. Leurs objets ainsi que les angles d’appréhension sont extraordinairement divers, mais une question semble centrale et sujette à des évaluations contrastées : que faire ou ne pas faire ? Au-delà, que veut-on ou peut-on faire ?

Le « on » désigne ici le « camp occidental » et, de manière à la fois plus restreinte et plus large, les pays engagés dans l’OTAN. Certains estiment que l’Occident – on emploie ce terme impropre par commodité de langage – ne ferait rien, en tout cas rien de réellement substantiel et efficace, et déplorent un abandon de l’Ukraine. D’autres au contraire craignent que les actions engagées enclenchent mécaniquement une escalade qui nous entraînerait dans une guerre avec la Russie. Rappelons rapidement celles-ci de manière synthétique et en allant à l’essentiel : sanctions économiques et financières contre la Russie, guerre de l’information (interdiction des canaux de diffusion russes de la propagande d’État), accueil des réfugiés, aide humanitaire, soutien financier, politique et diplomatique de l’Ukraine, livraisons d’armes, d’équipements et de matériels, appui en matière de renseignement.

Une donnée majeure, celle qui plus que tout autre fixe les « règles du jeu », complique la réflexion sur l’action : la Russie est une puissance nucléaire et, même si ses intérêts vitaux ne sont pour l’instant pas en jeu, elle a manifesté à plusieurs reprises vis-à‑vis de l’OTAN, alliance nucléaire également, des rappels plus ou moins menaçants de cette dimension de sa puissance. En particulier, une confrontation militaire directe entre la Russie et l’OTAN serait susceptible d’escalader jusqu’à une guerre nucléaire dont les dommages partagés seraient exorbitants et disproportionnés par rapport aux enjeux du conflit (1), et dont les conséquences ne correspondraient pas aux objectifs politiques que chacun souhaitait initialement atteindre, voire s’opposeraient à ceux-ci en les rendant absurdes. Il serait donc irrationnel pour tout le monde d’en arriver là ; mais si la guerre est enclenchée de manière conventionnelle, il devient beaucoup plus délicat de maîtriser le risque d’escalade nucléaire réciproque, volontaire ou créé par des erreurs d’interprétations ou un accident.

Le plus rationnel est ainsi de contrôler au mieux l’escalade vers la guerre directe tout court, en manifestant simultanément sa détermination à se défendre contre une éventuelle attaque adverse et à répondre par la menace à une éventuelle menace nucléaire sérieuse. C’est, de manière schématique et simplifiée, la logique de la dissuasion nucléaire. Cela limite en conséquence énormément la marge de manœuvre occidentale pour aider l’Ukraine dans la guerre. Si l’on peut discuter la probabilité qu’une action plus directe de l’OTAN conduise effectivement à une escalade nucléaire, ou même juger cette probabilité relativement faible, l’incertitude reste une composante fondamentale de l’analyse et de la décision et, compte tenu de l’énormité des conséquences éventuelles, elle joue en faveur de la prudence.

Les discussions entre l’OTAN et Volodymyr Zelensky à propos de l’instauration d’une « no fly zone », une zone d’exclusion aérienne, au-­dessus de l’Ukraine en sont la meilleure illustration jusqu’à présent. Elles ont suscité de nombreux débats publics et beaucoup d’indignation, à l’image de celle du président ukrainien lui-­même. Pourquoi ne pas aider les Ukrainiens en supprimant la menace aérienne russe ? Tout simplement parce qu’une zone d’exclusion aérienne, pour être effective, exige plus que d’interdire théoriquement le ciel aux forces russes. Il faut être en mesure de faire respecter cette interdiction, ce qui suppose pour l’OTAN d’accepter la configuration d’une confrontation militaire directe avec la Russie sans avoir été attaquée. Le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, souligne cette ligne rouge à chaque fois qu’un journaliste l’évoque. « Nous comprenons le désespoir, mais si nous faisions cela, nous nous retrouverions avec quelque chose qui pourrait conduire à une guerre totale en Europe impliquant beaucoup plus de pays et beaucoup plus de souffrances. […] Nous ne faisons pas partie de ce conflit. Et nous avons la responsabilité de veiller à ce qu’il ne s’intensifie pas et ne s’étende pas au-­delà de l’Ukraine. (2) » De son côté, le Kremlin a immédiatement signalé que l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne par une tierce partie serait considérée comme une participation au conflit armé, ce qui est un fait puisque cela obligerait à aligner des forces otaniennes face à l’armée russe. Ce refus de l’OTAN a été jugé par certains commentateurs comme une nouvelle preuve d’« inaction » occidentale, car par « action » on entend le plus souvent « action militaire directe ».

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