La difficulté structurelle de cette situation a été notamment pensée par le général français André Beaufre (1902-1975), et exposée de manière à la fois simple et élevée dans un petit ouvrage de synthèse sur sa pensée stratégique publié en 1963 : Introduction à la stratégie (3). André Beaufre est un des pères de la stratégie de dissuasion nucléaire française (4), mais s’est également attaché à penser la continuité des conflits et de l’action à l’âge nucléaire. Sa carrière militaire, extrêmement riche, a été marquée par une suite d’échecs douloureux dont il s’est efforcé de comprendre les raisons. Le général Beaufre « appartient à la génération de militaires qui furent continûment confrontés à la guerre entre 1940 et 1962. Beaufre servit comme officier d’état-major lors de la débâcle de 1940, une défaite dont on ne sous-estimera jamais l’impact sur cette génération d’officiers. Il commanda sur le terrain avec les forces des Français libres en Tunisie, en Italie, en France et en Allemagne de 1943 à 1945. Il servit auprès du Maréchal de Lattre de Tassigny en Indochine, commanda une division en Algérie et fut en charge du Corps expéditionnaire français dans l’affaire de Suez en 1956. Ces désastres – hormis les campagnes de 1943-1945 au cours desquelles les forces françaises rallièrent les Alliés et se battirent brillamment et victorieusement – virent la France perdre son empire et affectèrent son statut de grande puissance. Elles contraignirent Beaufre à s’interroger sur ce qui avait failli. “Après vingt-cinq années d’échecs presque ininterrompus,” écrit-il, “nous avons le devoir de fouiller jusqu’à l’os pour découvrir les motifs profonds d’un sort si contraire”. (5) »
Dans une courte introduction, André Beaufre précise sa démarche et sa conception de la réflexion stratégique : « […] La stratégie ne doit pas être une doctrine unique, mais une méthode de pensée permettant de classer et de hiérarchiser les événements, puis de choisir les procédés les plus efficaces. À chaque situation correspond une stratégie particulière ; toute stratégie peut être la meilleure dans l’une des conjonctures possibles et détestable dans d’autres conjonctures. (6) » Suit un chapitre inaugural consacré à brosser une vue d’ensemble de la stratégie, dont le général définit l’essence comme « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit », et dont l’objectif est de forcer l’autre à la décision que l’on recherche. Cette décision que l’on souhaite produire chez l’adversaire ou l’ennemi est un événement d’ordre fondamentalement psychologique et moral, insiste Beaufre : il s’agit de le convaincre qu’engager ou poursuivre la lutte est inutile. « En replaçant le problème sur son véritable terrain qui est celui de la psychologie de l’adversaire, on se met en mesure d’apprécier correctement les facteurs décisifs. (7) » Les moyens, matériels ou immatériels, que l’on est susceptible d’employer à cette fin en cherchant à combiner leurs effets sont extrêmement divers. Non seulement ils ne se limitent pas aux moyens militaires conventionnels, mais encore ceux-ci sont parfois exclus par la configuration de la situation, ou bien ne constituent pas des facteurs décisifs permettant de faire céder la psychologie adverse.
Le général Beaufre aborde ensuite la stratégie militaire classique, la stratégie atomique et enfin, dans un dernier chapitre, ce qu’il nomme la stratégie indirecte. L’ordre des chapitres est crucial : sous de nombreux aspects, stratégie atomique – on dirait aujourd’hui stratégie de dissuasion nucléaire – et stratégie indirecte fonctionnent de conserve, même si l’existence de la stratégie indirecte est beaucoup plus ancienne, sous la forme par exemple de la guérilla. La stratégie indirecte est en grande partie une stratégie contrainte par l’existence des forces nucléaires ou par une asymétrie des moyens par rapport à l’adversaire. Il est par ailleurs très important de distinguer la « stratégie indirecte » de Beaufre de l’« approche indirecte » développée par Basil Liddell Hart, même si le général lui rend hommage. « L’approche indirecte vise en effet la victoire militaire. C’est seulement sa préparation qui est indirecte. […] La stratégie indirecte est celle qui attend l’essentiel de la décision des moyens autres que la victoire militaire. (8) » La dissuasion nucléaire réciproque durant la guerre froide a considérablement limité la liberté d’action directe des puissances nucléaires entre elles, mais aussi parfois celles de tiers – comme lors de l’affaire de Suez en 1956. Ainsi, la stratégie indirecte est « l’art de savoir exploiter au mieux la marge étroite de liberté d’action échappant à la dissuasion par les armes atomiques et d’y remporter des succès décisifs importants malgré la limitation parfois extrême des moyens militaires qui peuvent y être employés. (9) »
La manœuvre en stratégie indirecte consiste par conséquent dans son principe à apprécier au mieux la marge de liberté d’action dont on dispose dans les circonstances, dans l’idéal à l’accroître, et simultanément à réduire au maximum celle de l’adversaire. Beaucoup d’éléments de cette liberté d’action ne dépendent pas du théâtre d’opérations, mais de facteurs extérieurs sur la scène internationale : crédibilité de la dissuasion nucléaire, appréciation des réactions internationales, etc. Il s’agit donc d’articuler une manœuvre extérieure, cohérente avec une ligne politique efficace en contexte, avec une manœuvre intérieure, c’est-à‑dire dans l’espace géographique où l’on souhaite obtenir certains résultats. Le général Beaufre décrit deux grands types de manœuvres intérieures : la manœuvre par lassitude (rupture de celui qui peut le moins durer dans l’affrontement de basse intensité) et la manœuvre de l’artichaut, « un grand coup de main, à base de surprise, de vitesse, d’actions rapides du fort au faible exploitées en force et immédiatement », répétée éventuellement à plusieurs reprises en poursuivant chaque fois un objectif différent.