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Forces terrestres ukrainiennes : du déclin à la résurgence

En revanche, l’existence de cette infrastructure, même inachevée, s’avéra des plus précieuses lors de la mobilisation qui s’ensuivit puisque les unités territoriales jouèrent rapidement un rôle crucial aux côtés des unités régulières. Enfin, à cet ordre de bataille s’ajoutaient environ 20 000 soldats professionnels embrigadés dans les formations de combat de la Garde nationale, relevant du ministère de l’Intérieur en temps de paix, mais incluant plusieurs petites brigades aptes aux opérations conventionnelles, à l’image de la 4e brigade de réaction rapide ou encore à celle du 18e régiment à destination spéciale « Azov », toutes deux dotées d’un bataillon de chars et d’un groupe d’artillerie.

Évolutions doctrinales

La structure des brigades de manœuvre resta largement dans la continuité du système soviétique, puis russe, mais toutes virent leur puissance de feu et leurs appuis logistiques renforcés après 2014. L’usage de groupes tactiques bataillonnaires, associant par exemple un bataillon mécanisé à une compagnie de chars avec une dotation supplémentaire en moyens d’artillerie, resta également la norme. Une brigade de chars restait constituée de trois bataillons (31 chars par bataillon) et d’un bataillon mécanisé (une quarantaine de blindés), alors que cette proportion s’inversait pour une brigade mécanisée (3). Particularité ukrainienne, ces unités se virent adjoindre un bataillon d’infanterie motorisé supplémentaire. Les brigades blindées mécanisées ukrainiennes se caractérisaient également par la puissance de leur groupe d’artillerie, proche de celui de leurs homologues russes. Un tel groupe se composait d’un bataillon (division dans la terminologie locale) de 18 obusiers autopropulsés 2S1 Gvozdika de 122 mm, d’un second avec 18 obusiers autopropulsés 2S3 Akatsiya de 152 mm et d’un troisième de 18 BM21 Grad, auxquels s’ajoutaient un bataillon antiaérien doté nominalement de six 2S6 Tunguska et de huit ou douze Strela10 (SA13) ainsi qu’un bataillon antichar doté de 12 canons MT12 Rapira et de neuf systèmes ShturmS.

À l’autre extrémité du spectre se trouvaient les brigades aéroportées et motorisées, disposant d’une unique compagnie de chars et d’un groupe d’artillerie totalisant entre trois et cinq batteries d’obusiers de 122 mm et de BM21, tandis que les brigades de marine ou de montagne occupaient une position intermédiaire en termes de moyens lourds. Un effort particulier fut consenti afin d’augmenter les dotations en MANPADS et en missiles antichars de l’infanterie motorisée et mécanisée, ainsi que dans la constitution d’unités de snipers, à raison par exemple d’une compagnie par brigade mécanisée, ou encore dans le renforcement de leurs éléments de reconnaissance et leur équipement avec des drones de reconnaissance tactique. À bien des égards, ces dispositions rappellent celles mises en œuvre par les Russes eux-mêmes avec le succès que l’on sait en 2014.

L’une des leçons les plus saillantes des affrontements dans le Donbass fut la nécessité d’octroyer une autonomie bien plus grande aux échelons tactiques inférieurs, ainsi que de prodiguer un meilleur entraînement à la troupe. Le nombre de manœuvres à l’échelon bataillonnaire passa ainsi de 18 en 2014 à 168 en 2017, et celui à l’échelon de la brigade de 0 à 35. Le soutien otanien, qui s’intensifia massivement à partir de 2014, joua un rôle crucial afin de répondre à ce besoin de formation. Un organe de coordination, le Joint multinational training group-Ukraine (JMTGU) supervisa bientôt le déploiement de centaines d’instructeurs détachés en Ukraine. Ceux-ci entraînèrent en retour près de 10 000 soldats ukrainiens par an, et surtout, accompagnèrent le processus d’autonomisation des officiers subalternes ainsi que la mise sur pied d’un corps de sous-officiers professionnels, dont l’absence constitue une faiblesse traditionnelle des armées postsoviétiques. Le JMTGU mit également sur pied le centre d’entraînement au combat de Yavoriv, doté d’infrastructures dernier cri, dont des simulateurs de tirs lasers, et où cinq bataillons ukrainiens se succédèrent chaque année durant 55 jours chacun.

Si les Ukrainiens ne s’avérèrent pas toujours aussi désireux d’émuler les pratiques otaniennes que ne l’eussent souhaité leurs instructeurs (4), d’autres officiers otaniens se montrèrent par la suite plus enthousiastes, à l’image du major-général David S. Baldwin, de la Garde nationale de Californie, qui avait été étroitement associée au JMTGU : « Nous avons toujours pensé que l’Ouest les [l’armée ukrainienne, NDLR] sous-estimait, ainsi que la Garde nationale ukrainienne. Nous savions qu’ils avaient drastiquement accru leur capacité à émuler les modes de prise de décision occidentaux. J’ai été impressionné par leur capacité à relever sur le plan national les défis […] auxquels ils faisaient face en termes de logistique et de commandement et contrôle (5) ». Au demeurant, la poursuite des hostilités dans le Donbass, même si à des niveaux d’intensité moindres qu’en 2014 et 2015, accentua encore la préparation opérationnelle des unités, puisque l’ensemble de celles-ci se voyaient déployées par rotation sur la LOC, avec pour conséquence de leur donner une expérience qui, si elle était limitée en termes de répertoire tactique, était bien réelle du combat. Les Ukrainiens s’attelèrent également à la constitution de trois lignes défensives successives le long de la LOC.

Un réarmement « à prix cassé »

Les pays de l’OTAN s’avérèrent cependant initialement aussi avares en livraisons d’équipements qu’ils avaient été prodigues en instructeurs, et se limitèrent principalement à la fourniture de moyens de communication ou de vision nocturne, de drones tactiques ainsi que d’autres équipements décrits comme « non létaux », de crainte de froisser Moscou – les premières livraisons d’ATGM Javelin n’intervinrent qu’en 2018. Dans le même temps, les budgets ukrainiens restaient bien trop contraints pour acheter des armements conventionnels à l’étranger en quantités significatives, les acquisitions se limitant à de petites séries d’engins de seconde main, totalement insuffisantes pour répondre aux besoins gigantesques induits par la remontée en puissance ambitionnée par Kiev.

Les Ukrainiens purent cependant se tourner vers une industrie de défense nationale, chapeautée par le consortium Ukroboronprom, dont les capacités restaient importantes malgré les vagues de restructuration successives qui suivirent la chute de l’Union soviétique, la perte d’une partie des infrastructures situées dans le Donbass et enfin la cessation brutale des coopérations avec la Russie, et ce alors que cette dernière restait jusqu’en 2014 son principal débouché. Les programmes d’acquisition de nouveaux blindés, comme les BTR4, ou profondément modernisés, comme les T64BV ou T72AMV, s’intensifièrent, débouchant sur la livraison de plusieurs centaines d’exemplaires entre 2015 et 2021, et ce malgré des difficultés endémiques induites par la corruption ou la nécessité de réacquérir des savoir-faire industriels critiques. L’industrie fournit également de grandes quantités de nouveaux armements antichars (Corsar et StugnaP) ou encore des obus d’artillerie à guidage laser (Kvitnik). De manière plus discrète, la constellation d’usines et d’ateliers ukrainiens s’attela à remettre en condition une multitude de matériels décommissionnés au cours des décennies précédentes, sans que ceux-ci ne fassent pour autant l’objet d’une coûteuse modernisation. Ce vaste programme s’appliqua à des équipements aussi divers que des chars T72, des canons antichars MT12 Rapira ou encore des systèmes antiaériens Strela10 ou OsaK en passant par un vaste éventail de pièces d’artillerie ou de lance-roquettes multiples.

Conclusion

La montée en puissance de l’armée ukrainienne intervenue entre 2014 et 2021 fut donc aussi bien qualitative que quantitative et offre un nouvel exemple d’une défaite ouvrant la voie à une profonde remise en question institutionnelle suivie par une implémentation à marche forcée des retours d’expérience tirés de celle-ci. Sur le plan doctrinal, il est intéressant de relever que les Ukrainiens élaborèrent leur propre synthèse en continuant à octroyer une place majeure à l’artillerie, en droite ligne des pratiques soviétiques, comme l’atteste le doublement du nombre de brigades d’artillerie. D’autres pratiques sont directement issues de paradigmes semblables à ceux de la guerre froide, comme le rétablissement de la conscription, la rénovation du système de réserve, la reconstitution d’unités-cadres ou encore la mise sur pied d’une défense territoriale. À certains égards, les Ukrainiens émulèrent par ailleurs le complexe reconnaissance-feu russe qui leur avait infligé tant de pertes. Les bataillons restèrent également relativement compacts en comparaison avec les pratiques otaniennes, mais les Ukrainiens s’efforcèrent de renforcer tant la puissance de feu que les capacités logistiques à l’échelon de la brigade. En revanche, les expériences de 2014 débouchèrent sur une véritable révolution doctrinale en matière de commandement, avec une autonomisation très accentuée des échelons subalternes et, en corollaire, un accroissement très marqué de la compétence de ces derniers – condition indispensable d’une autonomisation réussie – rendu possible par l’intégration des savoir-faire otaniens via le JMTGU, les manœuvres incessantes et les déploiements réguliers sur la LOC.

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