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« Aujourd’hui l’Ukraine, demain Taïwan ? » : l’impact de la guerre en Ukraine sur les enjeux taïwanais

Le « porc-épic asymétrique » : quel modèle de défense pour Taïwan ?

Sur le papier, le déséquilibre des forces entre la Chine et Taïwan est encore plus important qu’entre la Russie et l’Ukraine ; la marine chinoise aligne ainsi désormais plus de navires que la marine américaine. Mais une approche comptable des forces ne préjuge en rien de l’évolution d’un conflit, qui dépend aussi des objectifs de guerre, de la stratégie, de la cohésion politique, de la volonté de se battre des soldats et celle de résister des populations, des alliances défensives et des soutiens aux belligérants, etc. Après l’agression de l’Ukraine, qui a réinstallé les enjeux de défense en tête des priorités (6), la présidente Tsai a rappelé que le seul « avantage stratégique » dont bénéficie Taïwan est d’être une île à 120 km du continent : « le détroit de Taïwan fournit une barrière naturelle » très différente de la continuité terrestre russo-ukrainienne. Face à la puissance militaire continentale, et pour « rendre le coût d’une invasion le plus élevé possible », la présidente défend depuis 2016 l’option de « la guerre asymétrique », parfois qualifiée de « stratégie du porc-épic ».

Une invasion de Taïwan combinerait des frappes aériennes et une manœuvre navale et amphibie de débarquement, contre lesquelles l’île doit se préparer avec des capacités adaptées. Pour contester la maîtrise des airs par l’agresseur, la défense reposerait moins sur une bataille de suprématie aérienne que sur de nombreux équipements antiaériens et antimissiles. La défense, en déni d’accès des côtes, s’exercerait dans le détroit de Taïwan par l’utilisation massive de mines navales, de missiles antinavires, de drones aériens et de sous-marins. La défense côtière s’appuierait sur les avantages géographiques (très peu de zones littorales favorables à un débarquement ; beaucoup de zones inondées), et sur des forces territoriales équipées de lance-roquettes antichars et sol-air individuels. Pour y être régulièrement confronté, Taïwan a également pris en compte la « zone grise » des menaces non conventionnelles chinoises, en particulier les cyberattaques et la désinformation.

Avant même l’agression de l’Ukraine, Taipei avait décidé, début 2022, d’accélérer significativement ses programmes de production et d’achat locaux de missiles balistiques et de croisière, ainsi que de drones. L’évolution de la guerre a très vite amené à une réévaluation des capacités de défense et de leurs faiblesses connues. L’armée de l’air enregistre des pertes répétées d’avions. La conscription (masculine) étant passée de trois à un an, puis à quatre mois en 2013, le niveau de formation des conscrits est considéré comme médiocre. Enfin, la mobilisation des réserves ne serait ni rapide ni très opérationnelle. Les premières leçons tirées de l’Ukraine pourraient bien accélérer des réformes structurelles : privilégier la stratégie et les armes de la guerre asymétrique ; allonger la durée du service militaire et l’élargir aux femmes ; renforcer le rôle et surtout « durcir » la formation de la réserve territoriale.

Qu’en est-il de « l’esprit de défense » et de « la volonté de se battre » ? Des enquêtes d’opinion annuelles interrogent les Taïwanais sur leur « sentiment d’appartenance à l’identité taïwanaise » (à rebours de l’irrédentisme ethniciste de Pékin, il ne cesse de croître et s’établit à 63,3 % en juillet 2021, 31,4 % des sondés se déclarant « Taïwanais et Chinois ») ; sur leur croyance en « la possibilité d’une prochaine attaque chinoise » (64 % n’y croient pas en octobre 2021, comme en janvier 2022) ; et sur leur « [disposition] à se battre si la guerre éclatait [avec la Chine] » (40,3 % en janvier 2022) (7). S’il est trop tôt pour mesurer l’impact sociétal de la guerre en Ukraine, on a cependant pu relever empiriquement une forte augmentation de la volonté exprimée de se battre en cas d’invasion (désormais à 70%) et de nombreuses inscriptions aux ateliers de défense civile organisés partout dans l’île. Confrontée à une situation d’agression imprévue, une population peut s’engager dans la résistance par réflexe patriotique, au nom de la souveraineté nationale, ou en défense de la démocratie. A fortiori quand elle est mobilisée par un dirigeant qui assume pleinement son rôle de chef de la nation, on peut penser que les qualités révélées du président ukrainien Volodymyr Zelensky se retrouveraient chez la présidente Tsai Ing-wen, dont on connaît la fermeté et la résilience face aux menaces de Pékin depuis 2016.

Notes

(1) Frédéric Lemaître, « Taïwan craint d’être l’Ukraine de la Chine », Le Monde, 15 mars 2022 (https://​www​.lemonde​.fr/​i​d​e​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​2​/​0​3​/​1​5​/​t​a​i​w​a​n​-​c​r​a​i​n​t​-​d​-​e​t​r​e​-​l​-​u​k​r​a​i​n​e​-​d​e​-​l​a​-​c​h​i​n​e​_​6​1​1​7​6​0​7​_​3​2​3​2​.​h​tml).

(2) La loi anti-sécession du 14 mars 2005 entend « promouvoir la réunification nationale » par des mesures pacifiques. Ou bien, par l’article 8, par des actions militaires en cas de proclamation de « l’indépendance de Taïwan », un casus belli pour Pékin.

(3) « We made a sacred commitment to Article Five that if in fact anyone were to invade or take action against our NATO allies, we would respond. Same with Japan, same with South Korea, same with Taiwan », Joe Biden in « Full transcript of ABC News’ George Stephanopoulos’ interview with President Joe Biden », ABC News, 19 août 2021 (https://​abcnews​.go​.com/​P​o​l​i​t​i​c​s​/​f​u​l​l​-​t​r​a​n​s​c​r​i​p​t​-​a​b​c​-​n​e​w​s​-​g​e​o​r​g​e​-​s​t​e​p​h​a​n​o​p​o​u​l​o​s​-​i​n​t​e​r​v​i​e​w​-​p​r​e​s​i​d​e​n​t​/​s​t​o​r​y​?​i​d​=​7​9​5​3​5​643).

(4) Richard Haass & David Sacks, « The Growing Danger of U.S. Ambiguity on Taiwan », Foreign Affairs, 13 décembre 2021 (https://​www​.foreignaffairs​.com/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​c​h​i​n​a​/​2​0​2​1​-​1​2​-​1​3​/​g​r​o​w​i​n​g​-​d​a​n​g​e​r​-​u​s​-​a​m​b​i​g​u​i​t​y​-​t​a​i​wan).

(5) Bruno Philip, « La guerre bouscule les équations de sécurité dans l’Indo-Pacifique », Le Monde, 3 avril 2022 (https://​www​.lemonde​.fr/​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​2​/​0​4​/​0​3​/​l​a​-​g​u​e​r​r​e​-​b​o​u​s​c​u​l​e​-​l​e​s​-​e​q​u​a​t​i​o​n​s​-​d​e​-​s​e​c​u​r​i​t​e​-​d​a​n​s​-​l​-​i​n​d​o​-​p​a​c​i​f​i​q​u​e​_​6​1​2​0​3​3​8​_​3​2​1​0​.​h​tml).

(6) Hugues Eudeline, « Vers une défense active de Taïwan pour contrecarrer une agression de la Chine populaire ? » Diplomatie, n°113, janvier-février 2022 (https://​www​.areion24​.news/​2​0​2​2​/​0​3​/30). Hilton Yip, « Taiwan Is Rethinking Defense in Wake of Ukraine Invasion », Foreign Policy, 28 février 2022 (https://​foreignpolicy​.com/​2​0​2​2​/​0​2​/​2​8​/​t​a​i​w​a​n​-​d​e​f​e​n​s​e​-​u​k​r​a​i​n​e​-​i​n​v​a​s​ion).

(7) Russell Hsiao, « New Opinion Polls Highlight Trends in Taiwan’s Will to Fight », Global Taiwan Brief, 12 janvier 2022 (https://​globaltaiwan​.org/​2​0​2​2​/​0​1​/​v​o​l​-​7​-​i​s​s​u​e​-1/).

Légende de la photo en première page : Des militaires taïwanais mènent des exercices avec des missiles Stinger. Le 3 mai 2022, le ministre taïwanais de la Défense annonçait un retard dans la livraison de missiles anti-aériens Stinger — commandés aux États-Unis — en raison de la guerre en Ukraine qui met la pression sur les approvisionnements. En parallèle de ces commandes, Taïwan a décidé d’adopter la stratégie du « porc-épic » en produisant massivement ses propres missiles — dotés d’un système de navigation américain — afin de faire face à une potentielle invasion chinoise. (© Taiwan Navy photo)

Article paru dans la revue Diplomatie n°115, « Algérie / Maroc : vers un inévitable affrontement ? », Mai – Juin 2022.

À propos de l'auteur

Jean-Paul Burdy

Historien, enseignant-chercheur associé au master « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble ; auteur du blog « Questions d’Orient-Questions d’Occident »

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