Blog de Joseph HENROTIN Magazine DSI

Status-6/Poseidon/Kanyon : quelles implications ?

La marine russe a pris livraison, le 8 juillet 2022, du K-329 Belgorod, un sous-marin nucléaire lanceur de missile de croisière Oscar II qui avait été laissé inachevé et qui a été lourdement modifié afin d’être utilisé pour des opérations spéciales mais, surtout, pour emporter le système de drone d’attaque nucléaire Status-6/Kanyon/Poseidon. Ce dernier retient l’attention en fonction de la visibilité politique qui lui avait été donnée par Vladimir Poutine devant le parlement russe le 1er mars 2018 mais aussi en fonction de ses caractéristiques propres ; qui font de l’engin une catégorie à part dans les systèmes de dissuasion nucléaire.

Dans cet article paru dans le hors-série que nous consacrions aux sous-marins (n°59, avril-mai 2018), nous tentions de faire un point sur ce système et ses implications stratégiques. Peu de nouvelles informations à son sujet sont parues depuis lors, à l’exception d’articles donnant écho à la propagande russe et alléguant d’une « torpille à tsunamis » dont la crédibilité est faible : même en comptant sur les plus fortes charges explosives évoquées par la Russie (jusque 100 mégatonnes) – lesquelles restent à démontrer, la Russie étant coutumière d’exagérations dans son déclaratoire – l’impact et la pertinence militaire de ces « tsunamis » reste flou ; une explosion au niveau de la mer à proximité d’une ville côtière ou d’une grande base navale apparaissant plus stratégiquement pertinente.

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Depuis les années 1960, le sous-marin est intimement lié à la dissuasion nucléaire. La propulsion nucléaire, la maîtrise du lancement en plongée, l’évolution des missiles balistiques et celle des systèmes de navigation ont fait du SNLE l’outil le plus sûr en la matière. Mais la Russie est-elle en train de concrétiser une nouvelle révolution technologique et stratégique ?

Dans son discours annuel au Parlement russe, Vladimir Poutine a évoqué plusieurs systèmes d’armes « de rupture » : en plus des missiles hypersoniques et missiles de croisière à propulsion nucléaire, il a également parlé d’un drone sous-­marin d’attaque nucléaire, faisant ainsi référence au Status‑6. En réalité, cette arme apparaît depuis 2015 dans une communication parfois contradictoire, sans doute à dessein. En août 2015, il est ainsi question d’une arme radiologique à lancement sous-­marin baptisée Kanyon (1). Le 10 novembre de la même année, un sujet du journal télévisé de Rossya 1 montre le président russe au cours d’une réunion durant laquelle une infographie lue par un général russe est filmée, par accident ou, plus probablement, intentionnellement (2). La représentation, intitulée « Status‑6 », permet d’avoir une image assez précise de l’armement. Selon ce document, il serait doté d’une puissante charge nucléaire, d’abord donnée comme supérieure à 50 Mt, avant qu’elle ne soit présentée début 2018 comme étant de 100 Mt. Les quelques informations publiées par la presse russe laissent entendre que le drone pourrait être testé dès 2019, en vue d’une entrée en service en 2021.

Status-6 et la tentation de la frappe littorale

Concrètement, Status-6 serait un drone sous-­marin à propulsion nucléaire, le réacteur de propulsion étant détruit au cours de l’explosion, ce qui augmenterait les effets d’une attaque en faisant de la charge une « arme salée ». L’engin serait tiré depuis des sous-­marins mères répondant aux désignations de Projet 09852 Belgorod et de Projet 09851 Khabarovsk. Si le premier est un Oscar II qui n’avait pas été terminé – il est en cours d’achèvement, mais est également présenté comme bâtiment adapté aux opérations spéciales, en particulier dans l’Arctique –, le deuxième pourrait faire référence à la conversion d’un Delta IV en bâtiment destiné aux opérations spéciales. Le sous-­marin expérimental B‑90 Sarov, entré en service en 2008, pourrait également avoir joué un rôle dans le programme. Concernant le Status‑6 lui-même, les informations restent aussi parcellaires qu’incertaines.

H. I. Sutton fournit quelques estimations dans son ouvrage (3). Le système se présente comme une torpille, mais aux dimensions nettement plus importantes : 24 m de longueur (deux fois celle d’un missile Bulava) et 1,6 m de diamètre. La propulsion nucléaire entraînerait une turbine à vapeur capable de faire atteindre au drone la vitesse de 100 nœuds, par l’intermédiaire d’une pompe-­hélice, le drone étant lui-même capable de naviguer à une profondeur de 1 000 m. A priori très bruyant, il ne pourrait donc pas être atteint par des torpilles conventionnelles. La charge de son cœur lui permettrait de franchir 10 000 km avant d’exploser sur un objectif côtier. D’un point de vue militaire, ce type de frappe peut faire sens. Selon des officiels russes, il s’agit d’« endommager des composantes importantes de l’économie de l’adversaire dans une zone côtière et d’infliger des dommages inacceptables au territoire d’un pays en créant des zones de contamination radioactive profonde qui seraient inutilisables pour des activités militaires, économiques ou autres durant de longues périodes ». Sur la côte est, les objectifs ne manquent d’ailleurs pas : New York, Boston, la base navale de Norfolk ou encore les chantiers de Newport News sont pratiquement sur l’océan. Si la profondeur du Potomac à Washington ne permettrait pas au drone d’y accéder, la baie de Chesapeake, elle, a une profondeur comprise entre 6 et 53 m et se situe à une trentaine de kilomètres à l’est. En fonction des vents dominants, la capitale américaine est susceptible d’être touchée.

Baltimore se trouve nettement plus près de la baie. La base navale de King’s Bay, qui abrite les SNLE de la flotte de l’Atlantique, n’est accessible que par des chenaux dans lesquels une navigation automatique pourrait être difficile. Mais l’océan n’est, à l’ouest, qu’à moins de 3 km de la base. Sur la côte ouest, les cibles potentielles ne manquent pas non plus : San Diego et sa base navale, Los Angeles ou San Francisco. Frapper Bangor (base des SNLE pour le Pacifique) et/ou Seattle implique de passer par le Puget Sound (140 m de profondeur moyenne). Des positions comme Hawaii ou Brest sont également vulnérables à la progression d’un tel drone. Londres peut certes être théoriquement atteinte, mais la profondeur de la Tamise, au mieux de 20 m, pourrait exiger une explosion en aval. Au-delà des possibilités objectives, une éventuelle concrétisation de Status‑6 renverrait à un projet soviétique historique.

Très tôt, Moscou a cherché un moyen de menacer les villes côtières américaines. L’une des options retenues a été le développement – à l’insu, dans un premier temps, de la marine soviétique – d’une torpille spécifique, la T‑15. Avec un diamètre de 1,55 m, elle aurait eu une masse de 40 t et une portée de 40 km environ. Elle aurait été tirée depuis une version de ce qui allait devenir la classe November, chaque bâtiment ne pouvant embarquer qu’une seule arme. Développée depuis 1951, la T‑15 a ensuite été annulée en 1954 – l’URSS continuant à travailler ensuite sur des torpilles nucléaires, cette fois destinées à la guerre navale – dès lors que le missile balistique semblait plus prometteur. De facto, le déploiement de ce dernier semblait plus efficient, quand bien même les bâtiments de la classe Hotel n’embarquaient, au début des années 1960, que trois missiles devant être tirés en surface. Au sol, le déploiement de missiles balistiques d’une portée toujours plus importante paraissait plus pertinent.

La rationalité stratégique

Les missiles déployés au sol ou sur sous-­marins présentaient également un avantage en termes de survivabilité, et donc de crédibilité de la frappe. Ils apparaissaient ainsi nettement plus difficiles à intercepter qu’un sous-­marin évoluant à une quarantaine de kilomètres des côtes américaines. Or ce type de rationalité pourrait être inversée dans le cas du Status‑6. Pour la Russie, le développement de sa nouvelle génération de systèmes stratégiques répond au besoin de pouvoir contourner le bouclier antimissile américain et de garantir la conduite d’une frappe stratégique. Et ce, même si le système antimissile compte moins de 100 intercepteurs (4) alors que plus de 1 500 charges seront disponibles une fois que les objectifs du traité « New START » seront atteints (5). Ce discours russe autour des antimissiles n’est pas nouveau et a joué un rôle important dans la dégradation des perceptions russes à l’égard des États européens (6). En tout état de cause, le déploiement d’un tel système permettrait effectivement de contourner les défenses antimissiles, dans un contexte naval marqué, aux États-Unis, par un vide capacitaire temporaire en matière de bâtiments spécialisés dans la lutte ASM.

Reste que le Status‑6 laisse aussi entrevoir de nouvelles rationalités d’emploi. Sa relative faible vitesse et la difficulté à le détecter comparativement au missile balistique, en particulier, pourraient redistribuer les cartes. D’une part, parce qu’une telle arme pourrait être employée pour une attaque surprise sur les villes côtières ; à l’instar de l’hypothèse évoquée pour les missiles de croisière SS‑N‑21 dans les années 1980, à quelques minutes de vol de Washington. Discret, le système pourrait alors être prépositionné à relative proximité des côtes et être engagé dans une attaque de décapitation. D’autre part, dans un scénario de deuxième frappe, le nombre de cibles potentielles pour l’US Navy irait croissant, en fonction du nombre de drones déployés : les SNLE russes ne seraient plus la seule cible. De plus, cette deuxième frappe pourrait être échelonnée dans le temps alors que le système stratégique et de sécurité civile américain semble plutôt préparé pour des échanges certes intenses, mais de courte durée. L’arme créerait donc une pression politique supplémentaire en rendant la phase de « recovery », post-­échanges, plus difficile.

Dans les deux cas, l’annonce du développement du Status‑6 renforce les facteurs liés à l’incertitude, et donc la dissuasion. À supposer évidemment que les travaux à son égard ne soient pas interprétés comme ceux d’une arme nativement destinée à la première frappe… On remarque également au passage que là où le missile balistique induit une réciprocité dans les cibles potentiellement touchées – des villes américaines ou russes peuvent être touchées pour peu que les missiles soient fiables –, ce n’est plus nécessairement le cas pour de tels drones. La vulnérabilité côtière russe est moindre, excepté pour Saint-­Pétersbourg et les bases navales de la péninsule de Kola. Cet aspect de la question n’est pas déstabilisant en soi, dès lors que toutes les puissances nucléaires disposent de missiles balistiques, mais il est aussi de nature à conforter Moscou dans l’idée qu’elle dispose d’un avantage comparatif crédible.

Il n’en demeure pas moins que ces différentes logiques ne valent que dès lors que le système est effectivement développé et mis en service – ce qui n’a rien de garanti. Les annonces concernant Status‑6 n’ont pas encore provoqué de « panique navale », mais le système est clairement annoncé comme étant « en développement » dans la nouvelle édition de la Nuclear Posture Review américaine. Techniquement parlant, rien n’empêche véritablement sa conception, en particulier dès lors que la Russie a travaillé sur de petits réacteurs de production électrique. Un éventuel manque de précision dans une navigation sur d’aussi longues distances peut par ailleurs être compensé par la puissance de la charge. Stratégiquement, c’est autre chose. D’un côté, le système apparaît comme peu stratégiquement efficient, avec peu de drones embarqués par sous-­marin, comparativement au nombre d’ogives déployées sur les SNLE russes (7). D’un point de vue managérial, l’arme est donc une aberration. D’un autre côté, prépositionner ces drones en utilisant leur propulsion et les mettre en veille à proximité des eaux territoriales permet de dépasser cette limitation. De plus, les logiques dissuasives opèrent, par nature, sans qu’il soit nécessaire de déployer un grand nombre d’armes. En matière stratégique, ce qui est perçu est souvent plus important que ce qui est réalisé…

Notes

(1) « Kanyon va-t-il déstabiliser la dissuasion ? », Défense & Sécurité Internationale, no 118, octobre 2015.

(2) « Russie : vraie ou fausse rupture dans le domaine nucléaire ? », Défense & Sécurité Internationale, no 120, décembre 2015.

(3) H. I. Sutton et C. Edward Davis, World Submarines. Covert Shores Recognition Guide, publication à compte d’auteur, 2017.

(4) Il est ici question des missiles aptes à intercepter les engins de portée stratégique. On notera par ailleurs que la Russie continue de maintenir et de moderniser son système antimissile.

(5) Voir notamment Joseph Henrotin, « RVSN. Évolutions en demi-teinte pour les forces de missiles stratégiques russes », Défense & Sécurité Internationale, no 121, janvier-février 2016.

(6) Alexandre Sheldon-Duplaix, « Russie-OTAN : quelles solutions pour un malentendu stratégique ? », Défense & Sécurité Internationale, no 124, juillet-août 2016 et « Signification politique et militaire des nouveaux missiles de croisière russes », Défense & Sécurité Internationale, no 127, janvier-février 2018.

(7) Même en suivant l’hypothèse haute selon laquelle un des sous-marins embarque quatre drones et l’autre six, seules dix charges seraient utilisables. Soit une fraction des charges embarquées sur un seul SNLE…

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