Magazine Moyen-Orient

Les Frères musulmans en Afrique du Nord, l’esquisse d’une approche régionale ?

De l’Égypte, qui fut leur berceau, au Maroc, où ils ont conservé dix années le pouvoir gouvernemental au sein du Parti de la justice et du développement (PJD) battu le 8 septembre 2021 aux élections législatives, les Frères musulmans ont intégré progressivement et avec opportunité les arcanes de l’échiquier politique de chacun des cinq pays arabes d’Afrique du Nord depuis les révolutions en 2011. Si les formations fréristes se sont imposées par les urnes en Égypte, en Tunisie et au Maroc dans le cadre du processus de démocratisation, seul l’Égyptien Mohamed Morsi s’est hissé à la fonction présidentielle de juin 2012 à juillet 2013, date du coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi, son successeur. Depuis, les regards se tournent vers la Turquie.

L’Égypte est le lieu symbolique d’inspiration de toutes les structures politiques liées à la confrérie, affiliée de manière substantielle à son fondateur Hassan al-Banna (1906-1949). Mais, paradoxalement, il s’agit du seul État d’Afrique du Nord où le mouvement est interdit, car décrété organisation terroriste depuis décembre 2013. Le modèle de réalisation politique demeure celui du Parti de la justice et du développement turc (AKP) depuis 2002 et de son leader, le président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014). Médiatiquement, le cas de la Tunisie offre un exemple inédit en matière de conquête du pouvoir au sein de l’Assemblée nationale, dont Ennahdha a pris la tête à deux reprises en 2011 et 2019. Même en Algérie, où les groupes islamistes ont été longtemps empêchés de se constituer en partis, les Frères musulmans sont parvenus à se réorganiser après la chute d’Abdelaziz Bouteflika en 2019. Idem en Libye, où la recomposition de l’État s’est appuyée sur leur concours actif à l’ouest, en Tripolitaine, depuis 2015. Les Frères y sont soutenus par leurs alliés turcs. Ces deux États, algérien et libyen, en transition, investis à des degrés différents dans le processus de démocratisation, ne peuvent ignorer l’influence frériste. Pourtant, chacun des groupes émanant de la confrérie se refuse à une affiliation directe vis-à-vis de celle-ci. Sans nier des liens idéologiques, la tendance à l’autonomisation prévaudrait sur l’existence d’une « internationale frériste » en Afrique du Nord.

Le tournant des « printemps arabes » de 2011

Depuis 2011, les islamistes ont intégré les échelons des institutions politiques d’États en réfection structurelle, à différents degrés. À l’origine, dans l’ensemble des pays d’Afrique du Nord, à l’exception de la Libye, la nouvelle offre idéologique islamiste s’est structurée au moment où les régimes autoritaires ont souhaité contrebalancer l’influence des partis socialistes d’opposition. Ainsi, entre les années 1970 et 1990, la confrérie a approfondi son imprégnation politique et sociale en structurant des mouvances et des partis. En Tunisie par exemple, le Mouvement de la tendance islamique, futur Ennahdha, émerge en 1981, tandis qu’en Algérie le Mouvement de la société pour la paix (MSP) est formé en 1990.

La concrétisation politique des avancées des islamistes est devenue visible dans les années 1990 en Égypte et au Maroc, où ces formations obtiennent leurs premiers résultats, tandis que l’Algérie subit un bouleversement d’ampleur marqué par l’émergence du Front islamique du salut (FIS), sa victoire aux législatives du 26 décembre 1991 et sa mise à mort après celles-ci. Cette percée a impliqué une étape historique dans l’investissement politique des partis islamistes.

Les « printemps arabes » survenus deux décennies plus tard ont permis d’authentifier l’émergence de ces nouveaux acteurs. Mais en 2011, la constitution des partis reliés à la confrérie ne s’est pas référée directement aux Frères musulmans, ni même à l’islam ; ils se nomment Ennahdha (« Renaissance ») en Tunisie, PJD au Maroc ou Front pour la justice et le développement (FJD) en Algérie. La valeur « justice » est également associée à la « liberté » au sein du Parti de la liberté et de la justice (PLJ) égyptien (dissous en 2014), ou à la notion de « construction » en Libye avec le Parti de la justice et de la construction (PJC). Aussi, des mouvements d’origine frériste par leurs leaders sont restés islamistes, mais n’ont pas évolué sur les mêmes lignes que les orientations de la confrérie. C’est le cas d’Égypte forte, créé en 2011 par Abdel Moneim Aboul Fotouh, qui a quitté le PLJ en 2009. Ce parti est considéré comme « islamo-libéral patriotique » et a été toléré par le pouvoir égyptien jusqu’en 2018. En Algérie, plusieurs formations ont émergé aux frontières de la confrérie. Abderrazak Makri, réélu en mai 2018 à la tête du MSP, a été formé selon les préceptes des Frères, dont il cherche néanmoins à se démarquer. Il n’utilise ainsi jamais le mot « charia ». La transformation du discours frériste en démocratiquement correct caractérise la mue de ces partis islamistes devenus « islamo-conservateurs », comme en Tunisie et au Maroc depuis 2011.

Les victoires de partis fréristes lors d’élections législatives en 2011 ont par la suite démontré qu’en Afrique du Nord, des enseignements avaient été tirés avec succès de la décennie sanglante algérienne (1992-2002). Depuis lors, la conquête islamiste du pouvoir par les urnes est envisageable en Algérie. Même si le mouvement demeure pluriel, qu’il porte encore les stigmates de la guerre civile – lors de laquelle ses partisans ont été à la fois bourreaux et victimes –, et que les jeunes générations qui composent le Hirak le rejettent, son discours et ses programmes sont en accord avec le niveau d’islamité de la population algérienne. Les « printemps arabes » ont ainsi traversé un nouveau dynamisme en 2019 dans deux pays dont l’histoire nationale a déjà connu la tentation islamiste : le Soudan et l’Algérie. Les marches pacifiques algériennes se sont multipliées tous les vendredis à partir de février 2019, l’idée d’une renaissance du spectre révolutionnaire de 2011 s’est répandue dans le monde arabe. Il s’agirait d’une nouvelle étape d’un processus de transition politique s’étendant du Maroc à la Syrie et entraînant la remise en question du système autoritaire algérien. Mais les exemples du PLJ en Égypte, d’Ennahdha en Tunisie ou du PJD au Maroc n’ont pas convaincu partout, notamment chez les jeunes activistes, souhaitant le changement du système de prédation des États.

En Égypte et en Tunisie, les partis islamistes élus n’ont pas trouvé les moyens de sortir de la crise socio-économique ; la colère des populations a légitimé leur éviction en Égypte en 2013, et en Tunisie, les manifestations ont repris. De plus, le clivage demeure présent à leur égard au sein de l’exécutif tunisien. Cependant, la disparition politique de la confrérie en Égypte – dont les membres ont été soit emprisonnés, soit contraints à un retour à la clandestinité et à repositionner leurs réseaux en Turquie et au Qatar – a manifesté un échec de leur retour grandiloquent sur la scène politique.

L’association au pouvoir : une marque de durabilité ?

En Tunisie, au Maroc et en Égypte, les partis fréristes ont pris part à la direction d’États musulmans de manière démocratique. En janvier 2012, le bras politique des Frères, le PLJ égyptien, remporte 222 sièges (sur 498 élus sur un total de 508), soit 44 %, les salafistes 112 mandats soit 22 %. En juin, Mohamed Morsi, candidat du PLJ, est élu au second tour de la présidentielle avec 51,7 % des voix. En Tunisie, en octobre 2011, Ennahdha sort en tête des élections législatives avec 41 % des voix et 89 sièges (sur 217), mais sans obtenir la majorité absolue. Il perd ensuite des sièges aux élections de 2014 (69) et de 2019 (53), mais arrive premier aux municipales de 2018 (2 139 conseillers sur 7 212). Depuis 2016, le parti se reconfigure, devenant, selon ses termes, une formation de « musulmans démocrates ». Ses membres prennent ainsi de la distance avec l’image de la confrérie. Au Maroc, la nouvelle Constitution de 2011 permet l’organisation de législatives remportées par le PJD (107 élus sur 395), qui prend la tête du gouvernement et devient la première force politique du pays, sous le contrôle du roi Mohamed VI (depuis 1999). La position est réitérée en 2016 (125 sièges), mais la trajectoire vertueuse s’achève le 8 septembre 2021. La réforme électorale de mars 2021 avait laissé présager la défaite cuisante du PJD, dont l’assise parlementaire s’est écroulée à 13 sièges. Ce changement a généré l’idée qu’elle a été pensée pour réduire le poids du PJD puisqu’elle a renforcé la proportionnelle, ce qui désavantage les partis historiques. Les deux formations gagnantes, le Rassemblement national des indépendants (RNI) et le Parti authenticité et modernité (PAM), sont plus favorables au makhzen et au roi que ne l’était devenu le PJD.

À propos de l'auteur

Anne-Clémentine Larroque

Historienne, chargée de cours à Sciences Po Paris, chercheuse associée au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire ; auteure de Géopolitique des islamismes (PUF, 2021), Le trou identitaire : Sur la mémoire refoulée des mercenaires de l’Islam (PUF, 2021), L’islamisme au pouvoir : Tunisie, Égypte, Maroc (PUF, 2018).

0
Votre panier