Magazine Moyen-Orient

Les Frères musulmans en Afrique du Nord, l’esquisse d’une approche régionale ?

En Libye, au moment des révolutions arabes, le parti issu de la confrérie tire également son épingle du jeu, mais les résultats sont plus décevants, car des luttes à la fois politiques et tribales troublent son avancée. Ainsi, la Libye ne dispose d’aucun groupe politique islamiste avant 2011 ; la création du PJC arrive en mars 2012. Entre 2014 et mars 2021, dans ce pays en pleine implosion, l’État est divisé entre deux principales forces politiques localisées d’abord à l’ouest, où le gouvernement de Tripoli était notamment soutenu par des leaders fréristes et la Turquie, et à l’est, en Cyrénaïque, où la force politique d’opposition de Tobrouk affrontait les islamistes avec l’appui militaire de Khalifa Haftar et de l’Armée nationale libyenne (ANL) et le soutien de l’Égypte, des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Depuis l’accord de février 2021 et le gouvernement unique formé le mois suivant par Abdelhamid Dbeibah, la prudence est de rigueur vis-à-vis des islamistes au sein du nouvel exécutif, même si le parti du Premier ministre, Libye du futur, est considéré comme proche de la Turquie.

En Tunisie, au Maroc et en Libye, les partis d’origine fréristes sont devenus incontournables. Ils n’ont en revanche pas de mainmise complète sur les institutions qu’ils entendent soutenir. Ainsi, être associés au pouvoir ne signifie pas diriger l’État, mais y participer jusqu’à y influencer les orientations de manière durable, à l’échelle sociale notamment. C’est en tout cas la trajectoire en Tunisie d’Ennahdha, dont le leader, Rached Ghannouchi, a refusé de se présenter à la présidentielle de 2019, mais a opté pour une stratégie plus durable et moins accidentée au regard de la position adoptée par le parti sur l’échiquier politique tunisien. En effet, Ennahdha a accepté les règles du jeu démocratique et a contribué à le faire avancer en votant la Constitution en 2014, en rejetant les principes de la charia et en admettant ceux de la sécularisation. Cette transformation des fondements mêmes de la matrice idéologique tient à de nouvelles pratiques du pouvoir impliquant une prise de distance avec les groupes salafistes à partir de 2013, mais aussi à une prise d’ampleur de l’autorité du parti islamo-conservateur dans l’exécutif. Cette évolution a conduit le président Kaïs Saïed (depuis 2019) à geler les activités du Parlement et à démettre de ses fonctions le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, le 25 juillet 2021 après seulement dix mois d’exercice. Plutôt favorable aux propositions de la formation nahdhaoui, sa mise à pied a provoqué l’ire des partisans d’Ennahdha, dénonçant une stratégie contre eux et contre la démocratie de la part du président tunisien.

Au Maroc, le positionnement du PJD ne s’envisage qu’à l’aune de la relation spécifique que Mohamed VI entretient avec le parti majoritaire. Dans l’État chérifien, le roi détient la légitimité politique et religieuse en tant que « commandeur des croyants ». À cet égard, l’islamiste Abdelilah ­Benkirane, chef du PJD et Premier ministre de 2011 à 2017, a su accepter les volontés du souverain quand celui-ci a jugé qu’il revenait au makhzen de s’imposer. La destitution d’Abdelilah ­Benkirane, le 15 mars 2017, a cependant montré la difficulté pour ce dernier, reconduit dans ses fonctions en octobre 2016, de rassembler à nouveau une coalition de partis (islamiste, libéral et ex-­communiste) comme durant son précédent mandat. Son remplaçant, l’ancien ministre des Affaires étrangères (2012-2013), Saadeddine el-Othmani, alors numéro deux du PJD, a dû composer avec les velléités d’ouvrir de nouveaux portefeuilles ministériels à de plus nombreux partis que sous l’administration Benkirane. La volonté de limiter l’action du puissant PJD a donc été enclenchée par la couronne dès 2016 et la concrétisation de cette stratégie de contrôle est devenue évidente le 8 septembre 2021, jour de la défaite des islamistes à l’élection législative. Pour autant, l’islam politique n’est pas mort au Maroc, même s’il a perdu une position de visibilité.

Dans chacun des trois États, l’expérience du pouvoir (plus relatif en Libye) a conféré aux partis islamo-conservateurs une place d’envergure marquée par une singularisation de leur groupe à l’égard des Frères musulmans et un ancrage national plus affirmé dans leurs discours respectifs.

Une prise de distance vis-à-vis de la « maison mère »

À l’instar des nombreux partis issus de la confrérie dans le monde arabo-musulman, comme le Front d’action islamique (FAI) en Jordanie et particulièrement depuis la chute de Mohamed Morsi en juillet 2013, la conception des différents bureaux fréristes et de leurs liens avec la maison originelle s’est complètement transformée. Le putsch contre Morsi et l’expérimentation du pouvoir dans chacun des pays ont généré une prise de distance. Cela a permis aux bureaux étrangers voisins de tirer les conséquences plus concrètes de la mue opérée depuis 2011 par chaque groupe frériste arrivé au pouvoir par la voie démocratique. Les Frères musulmans demeurent un enjeu stratégique pour la compréhension des alliances des pays musulmans du Moyen-Orient. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte sont farouchement opposés à la confrérie, qui trouve une terre d’asile en Turquie et au Qatar. L’AKP et son entourage mettent à disposition des réseaux politiques et l’assurance de la médiatisation continue de leurs discours et projets, tandis que le Qatar accueille ouvertement ses membres en exil à Doha.

L’Égypte est un État du Machrek et non du Maghreb ; fin 2013, les partisans fréristes entrés en clandestinité ne sont pas allés se réfugier dans les pays voisins d’Afrique du Nord. En octobre 2019, la conférence organisée par la confrérie à Istanbul a réuni des partisans originaires du Liban, d’Égypte, de Jordanie, des Territoires palestiniens et du Qatar. Les autres pays d’Afrique du Nord n’ont pas nécessairement envoyé de représentants, se défendant d’entretenir des liens trop forts avec le bureau égyptien. En revanche, dans le cas tunisien, pour Rached Ghannouchi, le positionnement à l’égard de cette « internationale islamiste » peut sembler ambigu. Bien qu’Ennahdha ait fait preuve d’un pragmatisme propre à son cheminement national pendant la révolution de 2011, les Frères égyptiens sont restés un exemple à suivre jusqu’à la destitution de ­Mohamed Morsi. Ainsi, le changement de la donne régionale après les événements du 3 juillet 2013 a poussé les partisans islamistes tunisiens à reculer. Auparavant, ils se sentaient forts, car la maison mère était légitime et donnait le ton. À partir de la chute de ­Mohamed Morsi, Ennahdha a modéré ses positions, a dû coopérer pour une défense des Droits de l’homme et montrer son respect pour les règles du pluralisme. Néanmoins, à l’est de ses frontières, Rached Ghannouchi s’est aussi déplacé plusieurs fois en Libye pour apporter son soutien aux partisans fréristes. Enfin, son voyage au Qatar en mai 2021 a suscité des questionnements sur son rapprochement nouveau avec la structure mère de la confrérie. D’autant que ce dernier a subi des critiques acerbes de la part de ses détracteurs de l’opposition, mais également au sein même d’Ennahdha. Alors que Rached Ghannouchi est devenu l’homme fort et incontournable de l’Assemblée constituante tunisienne, son leadership lui est reproché à l’intérieur du parti, tout comme son refus de passer le flambeau à de plus jeunes nahdaouis.

À propos de l'auteur

Anne-Clémentine Larroque

Historienne, chargée de cours à Sciences Po Paris, chercheuse associée au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire ; auteure de Géopolitique des islamismes (PUF, 2021), Le trou identitaire : Sur la mémoire refoulée des mercenaires de l’Islam (PUF, 2021), L’islamisme au pouvoir : Tunisie, Égypte, Maroc (PUF, 2018).

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