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Les Frères musulmans en Afrique du Nord, l’esquisse d’une approche régionale ?

Enfin, les Marocains comme les Tunisiens et les Libyens s’attellent à suivre l’exemple donné par Recep Tayyip Erdogan. Lahcen Daoudi, ancien ministre de l’Enseignement supérieur marocain (2012-2016), affilié au PJD, s’aligne ainsi sur la logique d’un « modèle turc » plus inclusif à l’égard de l’islam, voyant en la « nouvelle Turquie » d’Erdogan un projet inspirant. Le soutien des islamistes libyens fait d’ailleurs partie de la projection extérieure en Afrique du Nord du président turc depuis 2020. Son déplacement à Alger pour saluer et féliciter le chef de l’État, Abdelmadjid Tebboune, avait marqué en janvier 2020 l’imprégnation de son action d’influence dans cette zone, notamment en soutenant les partis islamistes comme le MSP. Ce mouvement incarne les idées défendues par Recep Tayyip Erdogan. À cet égard, le MSP a finalement obtenu la seconde place à l’Assemblée populaire nationale lors des élections législatives de juin 2021 avec 65 sièges sur 407, derrière le Front de libération nationale (FLN, 98), bien que ses partisans aient boycotté la présidentielle. Si l’échiquier politique des islamistes algériens est divisé, le soutien de la Turquie pourrait être crucial, et le MSP pourrait devenir une force importante dans les années à venir. Enfin, les éloges en juin 2021 de Recep Tayyip Erdogan à l’égard de la politique stabilisatrice de ­Mohamed VI, notamment dans son incarnation de l’« islam du juste milieu », soulignent encore l’investissement certain du soft power turc de la Libye au Maroc.

Le nouveau rôle de la Turquie

L’implication des Turcs en Afrique du Nord n’a pas été fortuite. Elle correspond aussi à une nouvelle offre consécutive à l’embrasement du Moyen-Orient depuis 2011 et la déclaration par l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) d’un califat à cheval entre la Syrie et l’Irak (2014-2019). Dans ce cadre, le président turc a compris l’intérêt d’incarner la nouvelle dimension de représentativité politique et religieuse à l’échelle du monde sunnite.

Bien qu’il ait envoyé des janissaires djihadistes dans les différents secteurs qu’il a ambitionnés, il a également en tête l’ouverture nécessaire et en cours des partis islamo-conservateurs aux structures étatiques des États arabes et musulmans traversés par les « printemps arabes » directement comme indirectement. L’influence de la Turquie a ainsi été projetée en dehors des frontières nationales de manière visible depuis 2019 : d’abord en Syrie, puis en Libye et en Azerbaïdjan.

Proche idéologiquement des Frères, l’exécutif turc AKP a lancé une campagne à plusieurs bandes au contact des milices islamistes, mais également en direction des chefs d’État en Algérie, en Libye et au Maroc. Il entretient des relations favorisant la visibilité des partis et des formations politiques proches des Frères dans chacun des pays. Bien que l’autonomie en matière d’influence de Rached Ghannouchi ne soit pas cachée, des relations cordiales demeurent entre le président turc et le chef d’Ennahdha, notamment dans la coordination des actions dans la lutte contre la Covid-19. En revanche, les rapports d’influence s’avèrent moins consensuels avec l’Égypte, Abdel Fattah al-Sissi (depuis 2014) étant hostile au soutien turc entretenu avec une confrérie dont il a interdit les activités et la présence sur son territoire.

En une décennie, les Frères musulmans ont changé de perspectives en Afrique du Nord. Pensant devenir le modèle à suivre en Égypte, les membres de la confrérie ont été « récupérés » par la Turquie de l’AKP, à l’écoute des structures fréristes à l’épreuve de leur autonomisation. Le mouvement ne peut faire l’économie d’une stratégie collective et internationalisée que Recep Tayyip Erdogan entend instrumentaliser pour réhabiliter une « nouvelle Turquie ». Comme au temps des Ottomans, qui ont dominé pendant quatre siècles l’Afrique du Nord.

Légende de la photo en première page : Recep Tayyip Erdogan a projeté l’influence de la Turquie en dehors de ses frontières nationales avec notamment des interventions chez les voisins arabes. © Shutterstock/M_Light

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°52, « Les Frères Musulmans. Une organisation à l’épreuve du pouvoir », Octobre-Décembre 2021.

À propos de l'auteur

Anne-Clémentine Larroque

Historienne, chargée de cours à Sciences Po Paris, chercheuse associée au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire ; auteure de Géopolitique des islamismes (PUF, 2021), Le trou identitaire : Sur la mémoire refoulée des mercenaires de l’Islam (PUF, 2021), L’islamisme au pouvoir : Tunisie, Égypte, Maroc (PUF, 2018).

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