Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Quelle place pour la puissance navale en 2022 ?

Ce retour de la mer n’est pas fondamentalement une nouveauté. Comme le montre Christian Buchet dans La grande histoire vue de la mer, « dès l’Antiquité, la domination des entités politiques […] a été déterminée par la possession du plus grand nombre de navires. » C’est sans doute ce qui a conduit la Chine à se lancer depuis le début des années 2000 dans la construction de la plus grande marine de guerre du monde. Elle est sur le point de succéder aux États-Unis, qui eux-mêmes avaient repris le flambeau des mains britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, et l’on pourrait remonter ainsi jusqu’à l’Égypte des pharaons. Elle entraîne derrière elle toute une cohorte de pays qui ont compris le bénéfice qu’ils pourraient tirer de la force militaire à la mer, telle que l’a formulé en son temps Walter Raleigh (1552-1618) : « qui tient la mer […] tient le monde ».

Selon l’amiral Castex (1878-1968), la stratégie maritime se déploie suivant trois modes d’action : la lutte contre les forces organisées de l’adversaire, l’attaque et la défense des communications, et l’action de la mer contre la terre. Le premier mode semblait condamné à l’oubli depuis le conflit des Malouines et la fin de la guerre froide, au point que nombre de marines occidentales ont sacrifié leurs stocks de missiles anti-navires et abandonné l’idée qu’un combat naval puisse avoir lieu. Pourtant, la guerre sur mer entre Russes et Ukrainiens entre bien dans ce cadre : une volonté d’attrition qui a déjà conduit à la perte d’une dizaine de navires militaires et autant de navires de commerce. Le second mode trouve deux illustrations contemporaines dans la « guerre du pétrole » que se livrent sous le seuil Israël et l’Iran, et le blocus commercial des ports ukrainiens. Quant au dernier, il a constitué le mode d’action majeur des puissances navales au cours des trente dernières années et la marine russe l’emploie quotidiennement en mer Noire.

À ces usages anciens s’ajoute le soft power que peut exercer une marine de combat. D’une part, envers les citoyens de son pays, au travers de l’action de l’État en mer, notamment par le sauvetage en mer et la protection de l’environnement. Le contexte de dégradation environnementale développe un large éventail de risques qui, en cascade, aboutissent à des crises locales, régionales ou mondiales. Sécheresse, acidification des océans, montée des eaux, changements des vents dominants, déplacements de populations de poissons… La sécurité environnementale occupera les forces navales dans les années à venir, pour conduire des recherches scientifiques, anticiper des phénomènes climatiques violents, empêcher le pillage de ressources halieutiques menacées, venir en aide aux populations sinistrées ou lutter contre le trafic d’êtres humains tirant profit des mouvements migratoires provoqués par le changement climatique.

Ce «  soft power » s’exerce également au travers du rayonnement que confère le déploiement des navires de guerre autour du monde, en soutien de leur diplomatie mais aussi de leur industrie d’armement.

Enjeux de la puissance navale

Le changement de cycle géostratégique qui laisse présager un rapide retour de la confrontation, notamment en mer, nécessite un plan d’action à double détente.

La détente du temps court est celle qui doit assurer que les forces actuellement en service se hissent au niveau du « match » qu’elles sont susceptibles de jouer sous faible préavis. C’est l’enjeu de la préparation technique, tactique et morale au retour de l’affrontement qui demande résilience, créativité et pragmatisme. C’est l’essence même de l’art militaire qui consiste à trouver voies et moyens avec des ressources finies. Dans cette dynamique, l’amélioration des capacités existantes est envisageable en embarquant des technologies capables d’améliorer à des coûts raisonnables les plateformes en service, comme par exemple les armes laser, les drones ou le traitement numérique de masse des données acquises par les systèmes d’information et de combat. Cette préparation doit par-dessus tout permettre de développer une nouvelle culture du risque, propre à l’affrontement symétrique, dans laquelle la règle est l’insécurité tactique et opérative. C’est la culture de la « contingence », comme le soulignait le général de Gaulle.

La deuxième détente est celle de la préparation de la Marine de l’horizon 2030-2040 dont les choix structurants seront faits d’ici 2025, par volonté ou par renoncement. C’est l’incompressible « temps des programmes et des compétences » qui nécessitent au minimum 15 ans pour construire des capacités lourdes comme un sous-marin ou un porte-avions, et 25 ans pour en former le commandant.

Il convient pour cela de faire des choix particulièrement avisés au regard du foisonnement technologique et de l’accélération du tempo des progrès techniques : sur quelle nouvelle technologie investir ? Quelles capacités seront le plus rapidement frappées d’obsolescence ? Quelles sont celles qui survivront à la prochaine révolution technique ? Ce travail est d’autant plus difficile que l’interpénétration des domaines de lutte — « from seabed to space », pour paraphraser l’amiral Gilday — conduit à démultiplier les besoins de développement, d’innovation et de liaison des armes et que dans le domaine naval, la dernière expérience récente de combat symétrique est celle des Malouines. L’US Navy offre plusieurs exemples de programmes navals aussi innovants que dispendieux qui n’ont pas abouti ou pire, ont été frappés d’obsolescence technique et conceptuelle dès leur mise en service.

À l’inverse, les forces armées turques ont su par exemple développer avec succès le segment des drones aériens, systèmes d’armes bon marché qui mettent en échec de nombreuses capacités terrestres et navales.

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