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Hirak en Algérie entre emprise militaire et désillusion de la population

La révolution pacifique du 22 février 2019, connue sous le nom de « Hirak », avait suscité un immense espoir en Algérie. Si le président Abdelaziz Bouteflika a bien fini par démissionner le 2 avril 2019, le système politique algérien est resté en place et s’est même renforcé par une répression visant tant la société civile que l’opposition politique, jusqu’à étouffer toute expression publique du Hirak. Quant à l’économie du pays, elle reste toujours aussi dépendante des fluctuations du cours des hydrocarbures, laissant peu de perspectives pour une jeunesse poussée à l’émigration.

Le Hirak a surtout été l’occasion d’une révolution de palais. C’est sous l’homme fort de l’année 2019, le général Ahmed Gaïd Salah (chef d’État-major et vice-ministre de la Défense), qu’avait été arrêté l’ancien chef du département du renseignement et de la sécurité, le général Mohamed Mediène (à la tête du DRS de 1990 à 2015), et qu’avait été émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de l’ancien ministre de la Défense, le général Khaled Nezzar (1990-1993). Condamnés respectivement à 15 et 20 ans de réclusion par le tribunal militaire de Blida, le 25 septembre 2019, le premier a été relaxé le 2 janvier 2021 tandis que le second est rentré en Algérie, avec les honneurs, le 11 décembre précédent, soit près d’un an après le décès du général Ahmed Gaïd Salah, le 23 décembre 2019. Entre-temps, l’Algérie n’a connu ni transition démocratique ni Assemblée constituante — solutions rejetées par l’ancien chef d’État-major le 18 juin 2019 — mais une élection présidentielle le 12 décembre 2019, malgré le rejet et le boycott massifs du Hirak. Au terme de celle-ci, le président Abdelmadjid Tebboune, éphémère Premier ministre et plusieurs fois ministre du président Bouteflika, a été élu dès le premier tour, avec un record d’abstention. Il a aussitôt initié une révision constitutionnelle, promulguée un an plus tard, le 30 décembre 2020 (1). Celle-ci proclame que l’armée nationale populaire (ANP) a pour mission de défendre « les intérêts vitaux et stratégiques du pays conformément aux dispositions constitutionnelles » (article 30, alinéa 4) (2). Une telle disposition consacre désormais de jure le pouvoir exercé jusque-là de facto par l’État profond algérien et s’inscrit ainsi en opposition avec la revendication d’un « État civil, non militaire », portée par le Hirak.

Ce nouvel alinéa constitue en effet une porte ouverte permettant à l’armée d’intervenir dans tous les secteurs, qu’ils relèvent de la politique nationale ou étrangère, de l’économie, ou bien encore des questions sociétales. Le renvoi « aux dispositions constitutionnelles », s’il n’en vise aucune particulièrement, pourrait aussi bien renvoyer à la disposition selon laquelle le président de la République est le « Chef suprême des Forces Armées » (art. 91, al. 1er, 1), qu’à d’autres dispositions constitutionnelles, dans la mesure où l’armée déciderait de les privilégier à la première, lorsqu’elle les considérait comme relevant des « intérêts vitaux et stratégiques ». Elle pourrait ainsi empêcher, voire destituer ou dissoudre, un président de la République ou un Parlement qu’elle accuserait de violer telle disposition.

Ce faisant, l’armée algérienne devient un nouveau gardien de la Constitution, ce qui constitue l’aboutissement d’anciennes propositions qui remontent aux années qui suivirent l’arrêt du processus électoral de 1992, lequel aurait conduit à la victoire du Front islamique du salut (FIS) (3). Ce modèle de gardien de la Constitution est bien connu du monde latino-américain et plus récemment de l’Égypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi (art. 200 de la révision constitutionnelle de 2019) (4). En Algérie, ce nouvel alinéa permet de légitimer a posteriori l’intervention de l’armée contre le président Bouteflika, alors sans fondement juridique, puisqu’en 2019 n’existait aucun contre-pouvoir constitutionnel qui aurait permis de l’arrêter dans sa volonté de se maintenir à la tête du pays. Dorénavant, cette disposition constitue pour les différents pouvoirs constitutionnels une ligne rouge à ne pas franchir, au risque d’un « pronunciamento  » qui serait désormais légitimé par la Constitution même.

L’étouffement judiciaire de la contestation

Quant à la répression, lancée à l’égard du Hirak, elle a débuté lorsque le général Ahmed Gaïd Salah stigmatisa l’emblème amazigh, en appelant à des poursuites pénales à l’encontre de ses porteurs le 19 juin 2019, dans une politique du diviser pour mieux régner. Elle a ensuite rapidement touché l’ensemble de la contestation, pour atteinte à l’unité nationale, pour incitation à attroupement non armé, pour offense à président, etc. Hakim Debbazi, père de famille de 55 ans, figure parmi les victimes les plus récentes de cette répression. Il est décédé le 24 avril 2022 en détention, après avoir été arrêté pour des publications sur les réseaux sociaux. La liberté d’expression a en effet été considérablement restreinte depuis l’été 2019, à l’aide d’un arsenal répressif particulièrement liberticide, permettant aux autorités de faire pression sur la contestation à travers l’instrumentalisation de la question des « détenus d’opinion », en alternant le chaud et le froid, entre libérations et nouvelles arrestations.

À propos de l'auteur

Massensen  Cherbi

Docteur en droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas, chargé d’enseignement à Sciences Po Grenoble et à Sciences Po Paris, avocat à la Cour, inscrit au Barreau de Paris et auteur d’Algérie (De Boeck Supérieur, 2017 [2015]).

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