Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Russie et l’Afrique : la stratégie du jeu de go

L’intermède après l’effondrement de l’empire soviétique

L’influence russe avait déjà fortement décliné avant la chute du mur de Berlin. L’Égypte avait renvoyé 20 000 conseillers soviétiques en 1972 et dénoncé dès 1976 son traité d’amitié avec la Russie. Les régimes marxistes ont commencé à disparaître progressivement, pour se transformer souvent en dictatures pures et simples. Au Mali, le socialiste panafricaniste Modibo Keïta, décoré du prix Lénine en 1963, est ainsi renversé en 1968. Le Congo, où le socialiste Marien Ngouabi est assassiné en 1977, cesse d’être une République populaire en 1992. Sékou Touré, président de Guinée et adepte d’une « démocratie populaire révolutionnaire » mais réticent à s’engager avec la Russie, meurt en 1984. L’Angola fait disparaître toute référence au marxisme-léninisme dans sa nouvelle constitution de 1992 et rejette l’appellation de « République populaire » tandis qu’il s’ouvre aux compagnies pétrolières occidentales. La République populaire du Bénin, après l’échec économique reconnu par le président Mathieu Kérékou, rejette le « laxisme-béninisme », selon le sobriquet local, et s’oriente en 1990 vers un régime libéral. De toute façon, même si certains pays s’inspiraient ouvertement de l’URSS dans leur gestion économique et politique, le « socialisme africain » était surtout marqué par le nationalisme, le panafricanisme et des pouvoirs forts. Il n’impliquait pas nécessairement un alignement international sur les vues de Moscou, si ce n’est pour un noyau dur constitué de l’Angola au début, du Mozambique, de l’Éthiopie ou ensuite de la Somalie… Les Africains déploraient depuis longtemps que la Russie n’accorde pratiquement aucune aide au développement, se contentant de mettre en avant son soutien aux luttes émancipatrices contre le colonialisme. Les échecs économiques des nationalisations, la puissance des économies occidentales, l’abondance de leur aide financière et l’attractivité de leur modèle politique ont contribué à l’effacement de l’influence russe.

Un retour de la Russie placé d’abord sous le signe du pragmatisme économique

Il a fallu du temps pour que la Russie postsoviétique, dont la puissance était rétablie, revienne en Afrique. Les visites du président Poutine en Afrique du Sud — qui sera intégrée en 2011 au groupe des BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) — et au Maroc en 2006, puis en Libye en 2008, ont marqué le début du grand retour. Son successeur temporaire, Dmitri Medvedev, a élargi le cercle en visitant en 2009 l’Égypte, l’Angola, le Nigéria et la Namibie (pour « rattraper » le temps perdu, disait-il). Les voyages des ministres des Affaires étrangères dans les deux sens se sont multipliés. Une réunion des ministres et des parlementaires africains a été organisée, sans grand succès, en 2010 à Moscou. Mais cette fois, il n’était plus question d’idéologie, sinon pour proclamer qu’on prenait les régimes comme ils étaient, et qu’on ne donnait pas de leçons. Les ouvertures d’ambassades se sont succédées et 40 ambassades russes sont aujourd’hui mobilisées en Afrique pour promouvoir les intérêts économiques de Moscou, rallier les votes à l’ONU et attribuer des bourses ou des stages (1). Il s’agissait d’ouvrir la porte aux grandes firmes russes dans les domaines miniers ou métallurgiques, de vendre des armes ou des céréales (2). Les firmes russes ont ainsi commencé à arpenter le Continent. En dehors de la présence déjà ancienne de Rusal en Guinée-Conakry puis au Nigéria, on a vu apparaître les consortiums Renova en Namibie, en Afrique du Sud et au Gabon pour le manganèse, Alrosa pour la recherche des diamants en Angola et bientôt en RCA, Nornikel pour l’or en Afrique du Sud et au Bostwana et bientôt sans doute au Mali, Lukoil pour l’exploitation du pétrole en Libye, en Côte d’Ivoire et au Ghana, ARMZ pour l’uranium en Tanzanie. La banque VTB, obligée en 2019 de se débarrasser de sa filiale africaine du fait des sanctions économiques après l’annexion de la Crimée, a signé la même année un accord avec la Banque Afreximbank dont le siège est au Caire et qui finance ses opérations d’import-export dans toute l’Afrique.

Mais la présence russe ne se limite pas aux matières premières, elle se manifeste également par la construction ou la mise à niveau des chemins de fer en Algérie ou en Libye (projet signé lors de la visite de Poutine en 2008 et mis à mal par l’intervention occidentale contre Kadhafi), la vente de quatre réacteurs nucléaires à l’Égypte ou la signature d’accords de coopération nucléaire civile avec une vingtaine d’États africains dont le Nigéria, le Soudan, l’Éthiopie, le Rwanda. Ces contrats se veulent le prélude à la vente de centrales par Rosatom, y compris les « petites » centrales, dont la Russie détient actuellement le monopole. D’après le Service des Douanes russes, les échanges avec l’Afrique sont passés de 9,9 milliards de dollars en 2013 à 20,4 milliards en 2018 (3). Cet ensemble d’actions a été politiquement « mis en musique » et consacré au Sommet russo-africain de Sotchi, en octobre 2019, où une quarantaine de chefs d’État se sont pressés pour présenter leurs projets, obtenir des appuis, développer les échanges, traiter les questions de sécurité et négocier des appuis lors des votes à l’ONU.

À propos de l'auteur

Jean de Gliniasty

Directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), ancien ambassadeur français à Moscou (2009-2013) et auteur de Géopolitique de la Russie (Eyrolles, 2018) et Petite histoire des relations franco-russes (L’Inventaire, février 2021).

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