Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La nouvelle bataille de l’Atlantique nord

Pour les régions nord-atlantiques et arctiques, les questions qui se posent sont à la fois plus nombreuses et moins précises dans leurs dimensions économiques et stratégiques, du fait que ces régions sont beaucoup plus vastes et partiellement exploitées. Pourtant, avec la hausse mondiale des besoins en matières premières et les changements climatiques en cours, cette région du globe fait l’objet depuis quelques années d’un intérêt renouvelé de ses riverains et d’une fragilisation environnementale croissante. Chaque puissance riveraine y va de ses symboles pour rappeler ses intérêts économiques et stratégiques. Ainsi, le 2 août 2007, la Russie est parvenue à déposer un drapeau en titane d’un mètre de hauteur à ses couleurs au fond de l’océan Arctique, à plus de 4000 mètres de profondeur, au niveau du pôle Nord, exactement à la croisée des espaces maritimes revendiqués par le Danemark, la Norvège, le Canada et les États-Unis. Chaque puissance y va d’ailleurs de ses exploits sous-marins. La France elle-même n’est pas absente de cet étrange concours de beauté militaire ou économique. Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur chargé des pôles et des affaires maritimes, a présenté le 5 avril 2022, la stratégie polaire de la France à l’horizon 2030 (10). Cette stratégie s’inscrit dans la coopération avec les États membres de l’Union européenne et « les autres pays qui partagent notre volonté de faire des pôles un espace de concorde et de progrès », comme précisé par le Premier ministre Jean Castex en juin 2021.

Enfin, dernier élément déstructurant pour l’ensemble de la région et susceptible d’entraîner des tensions sans fin, le réchauffement climatique provoque pêle-mêle la fonte de la calotte polaire, l’ouverture de nouvelles routes maritimes, l’accessibilité à de nouvelles ressources minières, pétrolières et gazières, la fragilisation de la faune et de la flore, l’émission d’importantes quantités de gaz carbonique prises dans le permafrost, etc. Pour résumer, les changements climatiques en cours provoquent une importante déstabilisation des équilibres environnementaux, commerciaux et économiques de toutes ces régions, mixée avec des éléments susceptibles de générer de nouvelles tensions géopolitiques. L’ouverture d’une voie maritime quasi permanente de l’Europe du Nord vers le détroit de Béring est un bon exemple de ces ambivalences : la création d’une voie maritime plus courte de l’Europe vers l’Asie est également susceptible de créer un risque de faire de cette voie maritime nouvelle une menace majeure pour l’environnement. De même, en Scandinavie et dans les régions russes proches de l’espace baltique, de la mer Blanche et de la mer de Barents, le réchauffement climatique suscite un intérêt nouveau pour la création de grands projets (ports, mines, voies ferrées, routes, etc.) qui n’étaient pas prévus dans un contexte de maintien, mais qui vont clairement à l’encontre de la préservation des fragiles équilibres existants.

L’invasion de la Norvège par l’Allemagne en avril 1940 est restée dans la mémoire historique française comme la guerre de la route du fer venu de Suède. Le président du Conseil Paul Reynaud, dans un discours prononcé devant le Sénat le 16 avril 1940, annonçait, que « la route du fer suédois [était] coupée » et que « les alliés [étaient] à Narvik et qu’ils [tenaient] la route permanente du fer ». Cette formule, qui rassemble les questions guerrières et celles de l’approvisionnement en matières premières, et ces tragiques évènements historiques sont là pour nous rappeler que la région reste bien un enjeu stratégique de toute première importance pour la France et ses partenaires européens, mais aussi pour les États-Unis. La guerre en Ukraine ne fait finalement que rappeler certaines évidences géopolitiques qu’il était sans doute bon de porter à la connaissance des opinions publiques européennes un peu trop vite converties au pacifisme.

<strong>La tension monte en mer Baltique</strong>

Notes

(1) La Finlande abandonnait la Carélie méridionale avec le port de Vyborg, d’où part aujourd’hui le gazoduc Nord Stream, qu’elle avait dû céder après l’attaque soviétique de 1939, ainsi que les régions plus au nord de Petsamo (seul accès à l’Arctique) et de Salla. Elle devait payer une indemnité de 300 millions de dollars à l’URSS en réparation pour la « guerre de continuation » (1941/1944) et lui laissait jusqu’en 1956 l’usage de la presqu’île de Porkkala, à proximité d’Helsinki, pour que celle-ci puisse y établir une base militaire.

(2) La finlandisation — suomettuminen en finnois ou finlandisering en suédois, deuxième langue officielle de la Finlande — définit l’influence que peut avoir un pays tiers sur la politique extérieure d’un plus petit pays voisin.

(3) Voir sur ce sujet les travaux réalisés depuis 1994 par Frank Tétart dont dernièrement pour Diploweb, Une enclave militaire russe dans l’OTAN, Kaliningrad (https://​bit​.ly/​3​y​P​o​R1v).

(4) Voir mon article de janvier/février 2018 paru dans Diplomatie no 90, « L’initiative des trois mers, un nouveau terrain d’affrontement majeur russo-américain » (https://​bit​.ly/​3​w​v​R​oYr).

(5) Voir mon article du 20 décembre 2019 paru dans les Grands Dossiers de Diplomatie no 46, « Réalités et limites d’une nouvelle guerre froide en Atlantique nord » (https://​bit​.ly/​3​8​1​U​R7E).

(6) Ces SNLE ont un déplacement total de 13 800 tonnes, une immersion maximale de 600 mètres et une vitesse en plongée d’environ 30 nœuds. Une étrave composite prolonge la coque épaisse pour diminuer le niveau de bruit. La construction du Kazan a commencé en juillet 2009, un temps anormalement long pour la réalisation d’un sous-marin de ce type et qui peut s’expliquer par les difficultés qu’a l’industrie navale russe pour maîtriser ce type de projet.

(7) Il existe un projet 885 qui a conduit au lancement du sous-marin nucléaire lance-missiles Severodvinsk, première unité de la classe Iassen.

(8) Ce navire, dont la construction a débuté en 1976, était en fait obsolète et a montré son incapacité à résister aux tirs des missiles les plus modernes. D’une certaine manière, la Russie n’a pas tiré les enseignements du drame de la frégate Sheffield intervenu aux Falkland en 1982.

(9) Cette nouvelle conduite sous-marine devait disposer d’une capacité de 55 milliards de mètres cubes pour un coût estimé à huit milliards d’euros, financés pour moitié par Gazprom et par cinq compagnies européennes, chacune apportant 950 millions d’euros. À son arrivée, le gaz devait être comprimé à 200 bars avant son acheminement vers le marché européen. Gazprom aurait ainsi pu répondre à la demande croissante de gaz en Europe, évaluée à 120 milliards de mètres cubes supplémentaires en 2035 avant la guerre en Ukraine.

(10) Voir le site « Vie publique » pour cette stratégie (https://​www​.vie​-publique​.fr/​r​a​p​p​o​r​t​/​2​8​4​7​1​7​-​s​t​r​a​t​e​g​i​e​-​p​o​l​a​i​r​e​-​d​e​-​l​a​-​f​r​a​n​c​e​-​h​o​r​i​z​o​n​-​2​030).

Légende de la photo en première page : En mai 2022, l’OTAN mène la phase d’exécution NESH22 du projet « Neptune ». Les activités de surveillance se sont déroulées en mer Baltique, avant de rejoindre la mer Adriatique et la mer Méditerranée. Le commandant général Jörg Vollmer du Commandement des forces interarmées alliées de Brunssum précisait que « l’engagement de l’OTAN à promouvoir la paix et la sécurité dans la zone euro-atlantique s’exprime clairement par l’intégration de la capacité de nos forces à réagir rapidement en temps de crise. » (© OTAN)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°68, « Géopolitique des mers & des océans : tensions sur les mers du globe », Juin-Juillet 2022.
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