La genèse des programmes d’armes hypersoniques qui sont actuellement testées ou versées aux forces armées russes remonte aux années 1970. Délaissé au cours des années 1990 faute de moyens et d’ennemis, leur développement reprend dès les années 2000 alors que les Américains se retirent du traité ABM en 2002 (1) et que l’apparition de nouvelles technologies rend les systèmes de défense anti-missiles plus performants. En mars 2018, lors de son discours devant l’Assemblée fédérale, Vladimir Poutine présente longuement une série de systèmes d’armements révolutionnaires s’appuyant sur des technologies de rupture, dont des missiles hypersoniques, démontrant ainsi la maturité qu’auraient atteint un certain nombre de ces programmes. Aujourd’hui, la Russie — avec la Chine — dispose d’une relative avance technologique en matière d’armes hypersoniques sur ses concurrents occidentaux, principalement les États-Unis. Les programmes poursuivis à l’heure actuelle portent aussi bien sur des systèmes à vocation stratégique (le planeur hypersonique Avangard) que sur des missiles à capacité duale (2) destinés à être employés sur le champ de bataille (le missile de croisière Tsirkon et le missile aérobalistique manœuvrable Kinjal). Les États-Unis, pour leur part, avancent sur une dizaine de programmes pilotés par la DARPA et qui se trouvent à divers stades de développement permettant de penser qu’ils atteindront le stade de l’employabilité opérationnelle vers la fin des années 2020 (3). À la différence des armes russes, ces projets portent presqu’exclusivement sur des missiles conçus pour emporter des charges conventionnelles (4).
Des missiles hypersoniques, pour quoi faire ?
L’objectif poursuivi par Moscou à travers le développement de ces systèmes est double : disposant d’une portée intercontinentale grâce à son porteur — le missile balistique SS-19 (5) —, le planeur hypersonique Kinjal doit permettre au Kremlin de maintenir l’infaillibilité de sa capacité de seconde frappe nucléaire qu’il estime potentiellement compromise par le programme américain de bouclier anti-missile. Cette arme vise donc à maintenir la crédibilité de la posture de dissuasion stratégique russe en étant primairement destinée à frapper le territoire américain dans le cadre de représailles massives. De leur côté, les missiles Kinjal et Tsirkon, qui disposent d’une portée respectivement intermédiaire (1000 km ) et courte (300-400 km), ont vocation à être employés pour détruire des infrastructures critiques et des unités ennemies à terre (bases, aérodromes…) ou sur mer (groupe aéronaval). Ces deux missiles sont a priori destinés à être mis en œuvre sur les axes stratégiques considérés comme vulnérables par le Kremlin, étant donné le contexte de confrontation avec la communauté euro-atlantique : le bassin de la mer Noire, et l’Arctique. En particulier, il est probable que les Russes les déploient à proximité des installations du dispositif anti-missiles américain (mer Noire, avec la base des missiles intercepteurs située en Roumanie) ainsi que dans les zones maritimes où les destroyers AEGIS de l’US Navy patrouillent habituellement (Méditerranée, mer Noire…). Compte tenu de leurs spécificités (fulgurance, précision et manœuvrabilité pour le Kinjal), ces deux armes participent en outre à la posture de dissuasion stratégique non nucléaire de la Russie, en cohérence avec les provisions de la doctrine militaire de 2014 (6).
Des programmes à différents stades d’avancement
Volant dans sa phase de réentrée atmosphérique à une vitesse pouvant atteindre Mach-20 (voire au-delà), le planeur hypersonique Avangard est monté sur un missile balistique intercontinental ensilé de type SS-19. Il serait équipé de contre-mesures et pourrait à l’avenir être aussi installé sur les nouveaux missiles SS-29 dont l’entrée en service est prévue dans le courant de l’année 2022. Le 20 janvier dernier, le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, annonçait qu’à l’issue de 2021, un régiment entier des forces de missiles stratégiques (RVSN pour l’acronyme russe) avait été doté de planeurs hypersoniques Avangard, soit six missiles (7). L’Avangard a commencé à être mis en service en 2019, et devrait continuer à être versé aux RVSN au rythme de deux missiles par an.
Le missile Kinjal (Kh-47M pour le code russe) a été introduit en exploitation expérimentale dans le District militaire sud dès 2017, au sein d’une escadrille de 10 intercepteurs MiG-31K. Dérivé du missile sol-sol courte portée Iskander-M, le missile Kinjal peut atteindre la vitesse de Mach-10, voire Mach-12 et est conçu pour détruire des cibles à terre ou en surface maritime. Sa mise en œuvre par le vecteur aérien ajoute jusqu’à 1000 km à sa portée théorique. Il a été présenté au public pour la première fois lors du salon de défense Armiya-2021. L’an dernier, le Kinjal aurait complété avec succès un cycle d’essais en milieu arctique, le rendant ainsi propre à l’usage par très basses températures. Deux MiG-31K dotés de leur missile ont auparavant été observés en juin 2021 sur la base aérienne russe de Hmeimim en Syrie, ce qui incite à penser que la Russie aura mis à profit l’année passée pour élargir la géographie d’emploi potentiel de ce missile à des hémisphères également plus chauds (8). Il est question d’adapter le bombardier tactique Su-34 à l’emport du Kinjal et de déployer ce missile au sein du District militaire centre et sur des bases de la péninsule de Kola (District militaire de la flotte du Nord) et du Kamtchatka (District militaire oriental), deux zones qui abritent la composante sous-marine de la force de dissuasion stratégique. Le Kinjal viendra ainsi sanctuariser un peu plus les approches de deux zones critiques pour la dissuasion nucléaire russe.