Mais la montée des tensions est probablement le fruit d’une accumulation de déceptions et de frustrations, que les spécialistes de la question (5) font démarrer à la fin des années 1950, lorsque fut décidée par le général de Gaulle la cristallisation des pensions des anciens combattants. Même si l’application de la loi fut différée de quelques années pour les ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne, l’impression de rupture d’égalité et l’humiliation furent vivement ressenties par la génération née dans les années 1920. Plus tard, en 1986, il y eut l’instauration des visas obligatoires pour se rendre en France, décidée par Jacques Chirac, sans réciprocité dans un premier temps. Puis les visas furent de plus en plus difficiles à décrocher, et les élites africaines commencèrent à éprouver une sorte de désamour à l’endroit de l’ancienne métropole (6), alimenté par les polémiques récurrentes sur le franc CFA. Enfin, les interventions militaires françaises, notamment en Côte d’Ivoire à partir de 2002, ou en Libye en 2011, puis au Mali et en Centrafrique en 2013, renforcèrent l’idée que les ingérences dans les affaires intérieures africaines se poursuivaient malgré les affirmations sur l’abandon de la « Françafrique ».
Comment des opinions, ou des prises de position, peuvent-elles quitter le champ de la rationalité politique pour se transformer en « sentiments », en « ressentiment » ou en « désamour » ? Les réponses, car il y en a plusieurs, sont à chercher dans les vecteurs des messages transmis.
Au Burkina Faso dans les années 1980, la rhétorique anticolonialiste de Thomas Sankara passait par les médias d’État (radio, télévision et presse écrite), étroitement contrôlés par le pouvoir en place et sans contre-pouvoirs critiques.
En Côte d’Ivoire, sous Laurent Gbagbo, les conditions étaient sensiblement les mêmes. Les médias d’État étaient soutenus par les discours enflammés des « Patriotes » de la FESCI qui tenaient chaque jour des meetings à la « Sorbonne », un quartier du Plateau d’Abidjan où il ne faisait pas bon se montrer quand on était français. Entre-temps étaient apparues des radios étrangères émettant en FM, diffusant souvent les arguments des oppositions, mais elles étaient fréquemment neutralisées : les signaux de RFI, de France 24, de TV5 et de la BBC ont été souvent coupés entre 2000 et 2011. On remarquera que le Mali d’Assimi Goïta a adopté les mêmes comportements en 2022.
Les réseaux sociaux n’en étaient alors qu’à leurs balbutiements, puisque Facebook date de 2004 et Twitter de 2006. En Côte d’Ivoire, ils ont donc progressivement remplacé les messages des imprécateurs de la Sorbonne, notamment quand l’argent a commencé à manquer pour alimenter les manifestations. En Afrique de l’Ouest (Sénégal, Sahel), ils sont montés en puissance et ont permis des mobilisations très larges car souvent démultipliées au-delà des capitales. Les événements de Kaya au Burkina Faso, de Téra au Niger et d’Ansongo au Mali ont montré que des rassemblements importants de militants pouvaient avoir lieu dans des zones rurales.
On le savait depuis l’émergence des « mouvements citoyens », en particulier le Balai citoyen, né au Burkina Faso en 2013. Mais, là encore, tous les mouvements citoyens n’avançaient pas selon les mêmes logiques : à Ouagadougou, le Balai citoyen a joué un rôle important dans le renversement de Blaise Compaoré, alors que deux ans plus tôt, le groupe sénégalais YAM (Y’en a marre) militait pour la participation aux élections avec son mot d’ordre « Ma carte mon arme ».
Si les réseaux sociaux sont désormais les principaux véhicules des mobilisations citoyennes, ils prêtent évidemment le flanc à la critique. D’abord, ils sont massivement infiltrés par des trolls originaires de l’étranger, et plus particulièrement de Russie (7). Ensuite, la brièveté des messages qu’ils diffusent interdit toute profondeur dans l’argumentation et dans la réflexion. Ainsi pourrait-on reprendre point par point la plupart des arguments retenus comme slogans dans les appels lancés par les réseaux sociaux, et les contester un à un, que ce soit sur le franc CFA ou sur la quête de ressources minières par les grandes puissances. Mais cela supposerait un format de réponse qui dépasse à la fois la taille autorisée et ce que peuvent supporter la plupart des activistes, car ils ont besoin de messages courts.
Peut-on mesurer le sentiment anti-français ?
Les manifestations décrites s’appuient à la fois sur le ressentiment (retour des souvenirs qui fâchent) (8) et sur le sentiment, qui est une perception dans l’instant. Prendre la mesure de tels objets d’étude est difficile. On connaît le traditionnel sondage annuel Gallup sur le leadership des principales grandes puissances, qui évalue surtout le soft power, mais qui étudie rarement le point de vue africain, notamment celui des jeunes. On ne dispose guère que des 112 pages du rapport African Youth Survey réalisé et publié en 2020 par l’institut américain PSB Research pour le compte de la fondation Ichikowitz (du nom du milliardaire sud-africain qui a fait fortune dans le commerce des armes). Les enquêteurs ont interrogé 4 200 jeunes âgés de 18 à 24 ans dans 14 pays africains. On découvre ainsi que l’image de la France est jugée négative par 58 % des jeunes Togolais, 60 % des Maliens et 68 % des Sénégalais.
Naturellement, c’est inquiétant. Mais Achille Mbembe, l’un de ceux qui ont longtemps pourfendu l’influence française, relativise la tendance (9) : « Ce sont des formes de construction d’un bouc émissaire qui permet de ne rien faire de son côté. » Et il poursuit : « Un certain nombre de choses qui sont reprochées à la France ne sont pas de sa responsabilité, mais de celle des gouvernements africains. » Encore faudrait-il que la passion ne l’emporte pas sur la raison.
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Notes
(1) Tirthankar Chanda, « Mitterrand-Sankara : le vieux président et le militaire impertinent », RFI, 10 janvier 2016 (https://www.rfi.fr/fr/afrique/20160109-mitterrand-sankara-le-vieux-sage-le-capitaine-impertinent).
(2) Christian Bouquet, Côte d’Ivoire : le désespoir de Kourouma, Armand Colin, 2011, p. 53.
(3) Ibid., p. 113.
(4) Sabine Cessou, « Un an après les émeutes de Dakar, radioscopie du sentiment antifrançais », Les blogs du « Diplo », 8 mars 2022 (https://blog.mondediplo.net/un-an-apres-les-emeutes-de-dakar-radioscopie-du).
(5) Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le rejet de la France au Sahel : mille et une raisons ? », AOC, 7 décembre 2021 (https://aoc.media/opinion/2021/12/06/le-rejet-de-la-france-au-sahel-mille-et-une-raisons/).
(6) Pierre Jacquemot, « Entre l’Afrique et la France, le désamour ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n°59, décembre 2020-janvier 2021, p. 71-75.
(7) Jeune Afrique, « Russie-Afrique : de Kémi Séba à Nathalie Yamb : les “influenceurs” pro-Poutine du continent », 31 mars 2022 (https://www.jeuneafrique.com/1335015/politique/russie-afrique-de-kemi-seba-a-nathalie-yamb-les-influenceurs-pro-poutine-du-continent/).
(8) Caroline Roussy, « Cachez ce ressentiment anti-français que je ne saurais voir : le cas de l’Afrique de l’Ouest », Analyses IRIS, 6 janvier 2020 (https://www.iris-france.org/143290-cachez-ce-ressentiment-anti-francais-que-je-ne-saurais-voir-le-cas-de-lafrique-de-louest/).
(9) Ndeye Khady Lo et Rose-Marie Bouboutou-Poos, « Françafrique : quelle est l’histoire du “sentiment anti-français” en Afrique et pourquoi il resurgit aujourd’hui ? », BBC News, 28 mai 2021 (https://www.bbc.com/afrique/region-56971100).
Légende de la photo en première page : Le groupement tactique désert « Edelweiss » de l’opération « Barkhane » s’entraine dans la région du Liptako, située aux frontières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali. Après sept ans d’engagement, les forces de l’opération « Barkhane » se retirent actuellement du Mali, en accord avec la décision du président français Emmanuel Macron, annoncée le 17 février 2022 dans un contexte de vives tensions entre Bamako et Paris. (© Armée française – Opération Barkhane)