Si Joe Biden, huitième président américain à se confronter au « problème » iranien, avait annoncé le 13 septembre 2020 son intention de rejoindre le Plan d’action du JCPoA, les nouvelles négociations interviennent dans un contexte international particulièrement mouvementé.
De 1979 jusqu’à l’élection de Joe Biden, sept présidents américains ont cherché à gérer les conséquences de la chute du régime Pahlavi, l’une des clés de voûte de l’architecture régionale de guerre froide des États-Unis, pour l’essentiel par une politique d’endiguement de la République islamique d’Iran, sans parvenir aux fins recherchées. Ni le soutien direct ou indirect accordé à ses adversaires — on pense notamment à la longue guerre Iran-Irak — ni l’instauration de régimes de sanctions extraterritoriales de plus en plus englobants et contraignants n’ont pu remodeler la politique extérieure iranienne ou enclencher une dynamique de changement de régime, voulue par certains.
Seul Barack Obama (2009-2017) à fait bouger les lignes : constatant les impasses de l’endiguement dual (« dual containment » de l’Iran et de l’Irak des années 1990) et la faillite calamiteuse de l’effort de reconfiguration régionale par la guerre de l’administration George W. Bush (2000-2008), il a opté pour une baisse de la conflictualité à travers des négociations multilatérales sur le programme nucléaire iranien, passant par des concessions réciproques et débouchant sur le Plan d’action global de 2015 (JCPOA) et la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU. Au-delà des enjeux régionaux de non-prolifération, son objectif était de diminuer le poids du Moyen-Orient dans la politique globale américaine pour relever le défi chinois croissant en Asie-Pacifique (le « pivot » de 2011). Le 8 mai 2018, Donald Trump renversa la table, retirant unilatéralement les États-Unis du Plan et mettant en œuvre un programme de « pression maximale » ayant pour finalité d’étouffer l’économie iranienne et de provoquer l’effondrement du régime.
Pour Joe Biden, son prédécesseur avait « irresponsablement jeté [à la poubelle] une politique qui marchait pour garder l’Amérique en sécurité, et l’a remplacée par une autre qui a aggravé la menace ». Il était « urgent de changer de cap » (1) du fait des avancées du programme d’enrichissement nucléaire iranien, depuis la défection états-unienne de 2018 — illégale au plan du droit international, tous les États étant tenus de respecter les résolutions du Conseil de sécurité. Or, l’urgence n’a fait que croître depuis 2020, la République islamique continuant, en réponse au régime draconien de sanctions toujours en force, et devant l’inefficacité du programme européen INSTEX et les très maigres résultats du « partenariat stratégique » signé avec la Chine en mars 2021, à enfreindre de manière soigneusement orchestrée les limites d’enrichissement d’U-235 et de stockage d’hexafluorure d’uranium gazeux (HUG) fixées par le Plan (soit respectivement 3,67 % et 300 kilogrammes).
Selon les rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Téhéran a respecté les conditions du Plan jusqu’en mai 2019, date à laquelle le gouvernement a annoncé ne plus être tenu par ses limites. Pas à pas, Téhéran a abandonné les restrictions sur les centrifugeuses et l’enrichissement, tout en réaffirmant régulièrement que les mesures prises étaient « réversibles dès la mise en œuvre effective des obligations réciproques » prévues par le Plan. Le 4 janvier 2021, l’Iran a commencé à enrichir jusqu’à 20 % à Fordow, et le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, a affirmé le mois suivant que le « niveau d’enrichissement ne [serait] pas limité à 20 % » et serait augmenté en fonction des besoins du pays, jusqu’à 60 %.
Aujourd’hui, Téhéran serait sur le point de franchir les seuils d’enrichissement et de stockage nécessaires au développement d’une bombe atomique (« nuclear breakout »). Dans son rapport du 3 mars 2022, l’AIEA a noté une augmentation significative des stocks iraniens d’uranium hautement enrichi, notamment une augmentation de 68,3 kilogrammes de son stock enrichi à 20 % et une augmentation de 15,5 kilogrammes de son stock à 60 %, qui atteindrait actuellement environ 33 kg. Selon les experts, Téhéran n’aurait besoin que de 10 kg supplémentaires pour détenir une quantité suffisante de gaz d’hexafluorure d’uranium, enrichi à son tour à 90 %, pour une bombe (2). Cela ne signifie pas que la République islamique a développé ou cherché à développer les technologies connexes nécessaires pour produire un dispositif nucléaire opérationnel (3).
Des négociations complexes face à des impératifs contradictoires
La restauration ou non du Plan a une portée globale. Les négociations toujours inachevées de Vienne interviennent dans une configuration d’anarchie croissante des relations internationales : la guerre de conquête russe en Ukraine et la menace à peine voilée d’utilisation possible par Moscou d’armes nucléaires dites tactiques, l’intensification de la course aux armements nucléaires et de la course dans l’espace entre puissances grandes et moyennes (dernier épisode en date : le tir d’un missile intercontinental balistique de longue portée par la Corée du Nord le 24 mars 2022), et la perspective d’une compétition durable et rude entre la Chine et les États-Unis, sans parler des multiples risques d’affrontements armés dans des territoires contestés (Turquie-Grèce en mer Égée ; Chine-Inde dans l’Himalaya, Chine et pays de l’ASEAN en mer de Chine du Sud ; Israël-Palestine…).
L’émergence d’une nouvelle puissance nucléaire aggraverait le désordre nucléaire mondial actuel (4), et ouvrirait sans doute la voie à un affrontement régional de grande ampleur. Il n’est cependant pas acquis que les négociations aboutissent du fait du blocage autour du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI), désigné par l’administration Trump en 2019 comme « organisation terroriste », désignation que Téhéran exige d’être levée du fait notamment du poids des Gardiens dans l’économie iranienne, mais que Washington ne retirera qu’à condition de concessions iraniennes vérifiables sur des questions de sécurité régionale en dehors de l’accord nucléaire (missiles balistiques et opérations d’influence iraniennes régionales).
On constate des incohérences dans la politique américaine. Comme le souligne Hussein Agha de l’Université d’Oxford, « la politique de Trump, tant décriée, est exactement ce que les gens de Biden ont défendu : des sanctions jusqu’à ce que l’Iran vienne à la table et négocie un nouvel accord. Il est absurde que ce que l’administration américaine considère comme son moyen de pression le plus puissant sur l’Iran (les sanctions) soit en même temps un élément crucial de ce que l’administration elle-même considère comme une procédure défectueuse et dangereuse qui a obtenu le contraire de ce qu’elle voulait et qui est responsable des avancées nucléaires de l’Iran. » (5)