Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le dilemme iranien des États-Unis

L’administration Biden tente en fait de gérer des impératifs contradictoires. D’un côté, éviter le passage au seuil nucléaire de la République islamique par un accord impliquant des compromis importants avec celle-ci ; de l’autre, conserver une architecture de sécurité régionale favorable et s’assurer de la loyauté d’alliés de plus en plus indociles et encombrants, tentés de se détacher de la politique américaine pour suivre leurs intérêts propres (Israël, Arabie saoudite, Émirats arabes unis). Comme on a pu le voir lors des votes successifs à l’Assemblée générale des Nations Unies sur la guerre russe en Ukraine, ces derniers n’épousent pas la politique de Washington. Israël subordonne rarement ses intérêts à ceux des États-Unis, et cultive ses relations avec Moscou pour pouvoir agir librement contre l’Iran en Syrie et plus généralement au Moyen-Orient ; les relations entre Washington et Riyad sont caractérisées par une méfiance réciproque. L’exercice d’équilibre est problématique, d’autant que Washington cherche à limiter la pénétration économique et politique chinoise croissante au Moyen-Orient.

Au niveau domestique, Biden fait face à de fortes résistances de la part du parti républicain mais aussi d’une fraction non négligeable de démocrates dont le refus ou les réticences, selon les cas, font obstacle à la pérennisation d’un nouvel accord, en supposant qu’il soit finalement mis en œuvre (6).

Au Congrès, l’influence israélienne reste prégnante. Certains législateurs redoutent en outre que la levée des sanctions économiques ne constitue une bouée de sauvetage économique pour la Russie, dont la coopération nucléaire avec l’Iran ne serait pas soumise à sanction, et qu’elle s’accompagne d’un approfondissement des liens avec la Chine, y compris de ventes d’armes sophistiquées (7). Des ténors du parti républicain, dont l’ancien vice-président Mike Pence ou le sénateur Ted Cruz, ont clairement fait savoir qu’en cas de victoire aux élections de mi-mandat en novembre et aux présidentielles de 2024, ils bloqueraient puis annuleraient à nouveau tout accord conclu sous Biden qui n’a aucun moyen constitutionnel de garantir le Plan au-delà de son mandat. Pour Téhéran, et les autres parties prenantes, cette incertitude majeure jette une ombre sur l’avenir : que faire en cas de nouvelle défection américaine ?

Quelles alternatives ?

Les alternatives à la restauration du Plan d’action global sont limitées :

• Accepter un Iran au seuil, ayant la capacité de devenir une puissance nucléaire avérée, dans une logique de dissuasion nucléaire « classique » (rationalité des acteurs, destruction mutuelle assurée).

• Continuer à endiguer la République islamique avec une reprise des sanctions de l’ONU (selon le mécanisme Snapback inclus dans la résolution 2231 du Conseil de sécurité). Dans ce cas de figure, qui verrait le renforcement sinon la domination des Gardiens de la révolution au sein des institutions, l’Iran choisirait sans doute de quitter le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), avec pour conséquence une conflictualité croissante régionale débouchant probablement sur la guerre.

• Une guerre préventive menée par Israël, les États-Unis et quelques pays arabes sunnites. Dans cette hypothèse, les « alliés » pourraient sans doute « vaincre » grâce à leur supériorité aérienne, comme l’affirment des officiels de sécurité états-uniens. Mais ce serait au prix d’une déstabilisation générale dans le Golfe et au Moyen-Orient, les Iraniens ayant bâti des alliances régionales solides avec des acteurs infra-étatiques ; ils ont aussi la capacité de frapper durement toute la région avec leurs missiles balistiques, leurs missiles de croisière et leurs drones, dont la portée et la précision ont considérablement augmenté au cours de la dernière décennie (comme on a pu le voir par exemple dans les frappes contre les installations pétrolières saoudiennes en septembre 2019, les frappes en 2020 contre des bases états-uniennes en Irak ou celles contre Erbil dans le Kurdistan irakien en mars 2022). Selon le Pentagone, l’Iran développe actuellement dans l’Ouest et sur la côte sud du pays des tunnels de grande profondeur dirigés respectivement vers Israël et l’Arabie — de véritables « villes de missiles ».

Dans le monde décentré et déstabilisé que nous connaissons, une nouvelle guerre au Moyen-Orient aurait des conséquences aussi vastes qu’imprévisibles pour l’ensemble de l’économie politique mondiale. La rationalité voudrait que les parties s’accordent, mettant en lumière la possibilité d’une convergence des intérêts entre États rivaux et/ou concurrents sur certains grands problèmes communs, avec les gains en prévisibilité et en stabilité qui seraient apportés par une gestion diplomatique multilatérale des crises internationales, en priorité dans le cadre de l’ONU.

Notes

(1) Déclaration sur CNN, 13 septembre 2020.

(2) Selon l’AIEA, le stock total d’uranium enrichi de l’Iran équivaut à 3197,1 kilogrammes d’uranium en poids, soit une augmentation de 707,4 kilogrammes par rapport à la dernière période de référence. Sur ces 3197 kilogrammes, 2883,2 kilogrammes sont sous forme de gaz, 249,5 kilogrammes sont sous forme d’oxydes d’uranium, 37,8 kilogrammes sont sous forme d’assemblages et de barres de combustible, et 26,6 kilogrammes sont sous forme de déchets liquides et solides.

(3) Fin 2019, le Worldwide Threat Assessment (WTA) (Évaluation des menaces mondiales) de la communauté du renseignement des États-Unis estimait que « L’Iran n’entreprend pas actuellement les activités clés de développement d’armes nucléaires que nous jugeons nécessaires pour produire un dispositif nucléaire ». L’Annual Threat Assessment de février 2022 maintenait cette évaluation dans des termes identiques, ajoutant cependant que « sans allègements des sanctions, les officiels iraniens vont probablement envisager d’enrichir l’uranium jusqu’à 90 % ». (Annual Threat Assessment of the U.S. Intelligence Community, Office of the Director of National Intelligence, February 2022, Washington D.C.) Les deux rapports soulignent que les États-Unis considèrent l’Iran par ailleurs comme une menace sur d’autres plans (actions régionales, missiles balistiques, opérations clandestines…).

(4) En février 2019, les États-Unis ont annoncé la suspension de leurs obligations relatives au traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) suite aux allégations de non-respect par la Russie, et le 2 août 2019, ils se sont officiellement retirés du traité. La Chine n’en fait pas partie. De l’architecture de désarmement de guerre froide entre la Russie et les États-Unis, il ne reste que le traité NEW START, qui devait expirer en février 2021 dans un contexte d’impasse entre la Russie et les États-Unis. À la suite d’un sursis de dernière minute accordé par Joe Biden, les deux parties ont convenu de prolonger le nouveau START jusqu’en 2026, se donnant ainsi un répit bienvenu pour négocier un traité de remplacement. De nombreuses questions restent encore sans réponse quant au type d’armes qu’un futur traité pourrait inclure.

(5) Hussein Agha, « The United States’ Clueless Diplomacy Won’t Stop a Nuclear Iran », Foreign Policy, 25 mars 2022.

(6) Rebecca Kheel, « 140 Lawmakers Call for Biden Administration to Take Comprehensive Approach to Iran », The Hill, Washington, 9 mars, 2020.

(7) Alexander Bolton, « Lawmakers skeptical of Biden Effort to Ressurect Nuclear Deal », The Hill, Washington, 21 mars 2022.

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°69, « Où va l’Iran ? », Août-Septembre 2022.
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