Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’Iran à l’heure des choix

À l’évidence, ces efforts pour résoudre les problèmes au cas par cas et la glorification des capacités de résistance des Iraniens ne sont pas à la mesure de la gravité extrême de la situation internationale et économique. Chacun sait que tout dépend de la signature de l’accord pour restaurer le JCPOA, mais celle-ci tarde à se concrétiser.

La mère des batailles : l’opposition des Gardiens de la révolution

Fidèle aux instructions du Guide, et après d’interminables négociations, le nouveau gouvernement d’E. Raïssi avait abouti en mars 2022, avant le nouvel an iranien, à un accord avec les P5+1 pour restaurer le JCPOA et donc lever les sanctions économiques. Dans une ultime tentative pour bloquer la signature, les Gardiens de la révolution, les Pasdârân, ont exigé au printemps 2022 que les États-Unis les retirent de leur liste des « organisations terroristes ». Une question politique, sans rapport direct avec la question nucléaire, mais qui posait clairement la question de l’identité idéologique de la République islamique, face au « grand Satan » américain et à Israël. Dans le camp conservateur, chacun sait à quel point son pouvoir dépend de la force morale, du prestige et des capacités militaires et policières de répression des Pasdârân (10). Pour la première fois, le gouvernement doit faire face à une contestation massive et systémique, venant non pas de la population, mais de l’intérieur même du régime islamique.

Pour tenter de démontrer aux États-Unis que cette force militaire — y compris les forces spéciales Qods — fait partie intégrante de l’armée nationale iranienne, et ne saurait être considérée globalement comme « terroriste », les attaques de missiles d’avril 2022 en Kurdistan d’Irak, revendiquées d’habitude par les Gardiens, l’ont été par le gouvernement de Téhéran. Le négociateur européen Enrique Mora multiplie les rencontres ; les Israéliens font pression sur Washington pour ne pas céder, alors qu’à Téhéran les conflits entre les factions conservatrices sont extrêmes. L’échec du renouvellement du JCPOA est grave mais ne fait que confirmer la profondeur d’une crise qui dépasse la signature d’un accord. Des choix stratégiques doivent être faits et mis en œuvre dans la durée pour ceux qui veulent défendre la République islamique et leurs intérêts matériels : faut-il répondre à la demande de la population — celle-là même qui avait porté au pouvoir l’ayatollah Khomeini — ou défendre les idéaux révolutionnaires ?

L’heure des choix

L’histoire réserve toujours des surprises, mais il est peu probable que le « changement de régime » souhaité depuis si longtemps par les Américains aura lieu. Par contre, les rapports de forces en Iran et au plan international ont profondément changé par rapport à 1979, et offrent une opportunité unique pour débloquer quatre décennies de blocages. Il manque seulement le courage politique.

Les États-Unis et Israël détiennent des cartes majeures. En bloquant l’ouverture du pays, ils renforcent les forces iraniennes les plus radicales. À Téhéran, les factions conservatrices au pouvoir depuis plus de quarante ans sont usées, n’ont pas renouvelé leur analyse politique et constatent leur échec (11). Contrairement aux élites du régime impérial, l’exil n’est pas une issue possible pour les militants réformateurs comme conservateurs qui, pour rester en place, ne peuvent offrir que du « pragmatisme » à une population nouvelle qui a fait l’expérience de l’islam politique.

La succession du Guide, né en 1939, est enfin dans tous les esprits. Elle permettrait, le jour venu, une ouverture sans violence et la renaissance d’un Iran marginalisé et appauvri, mais toujours islamique, ou bien elle pourrait au contraire provoquer des conflits violents. Dans toutes les hypothèses, de longues années seront nécessaires pour atténuer les divisions idéologiques et les injustices qui déchirent la société iranienne, et que l’Iran retrouve sa place de nation prospère, fiable et influente. 

Notes

(1) Le Joint Comprehensive Program of Action ou JCPOA a été signé le 14 juillet 2015 sous l’égide de l’Union européenne, par l’Iran et les P5+1 : les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne.

(2) François Nicoullaud, Des atomes, des souris et des hommes. France-Iran : leurs relations nucléaires jusqu’à l’accord de Vienne, Paris, Maisonneuve et Larose-Hémisphères, 2022.

(3) Mohammed Bedjaoui, Flavio Meroni et Ahmad Salamatian, L’Amérique en otage : 444 jours de diplomatie secrète en Iran, Paris, Riveneuve, 2022.

(4) Déclaration du Guide Ali Khamenei lors d’une audience à des étudiants le 27 avril 2022 (https://​french​.khamenei​.ir/​n​e​w​s​/​1​3​176).

(5) Bernard Hourcade, Iran : paradoxes d’une nation, Paris, CNRS éditions, 2021.

(6) Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile : femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, 1991.

(7) Center for International and Security Studies at Maryland, Iranian Public Opinion At the Start of the Raisi Administration, 2021 (https://​cissm​.umd​.edu/​r​e​s​e​a​r​c​h​-​i​m​p​a​c​t​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​i​r​a​n​i​a​n​-​p​u​b​l​i​c​-​o​p​i​n​i​o​n​-​s​t​a​r​t​-​r​a​i​s​i​-​a​d​m​i​n​i​s​t​r​a​t​ion).

(8) Bernard Hourcade, « Élection présidentielle en Iran : victoire de l’abstention », Carto no 68, novembre 2021, p. 38-40.

(9) Azadeh Kian, L’Iran : un mouvement sans révolution ? La vague verte face au pouvoir mercanto-militariste, Paris, Michalon, 2011.

(10) Stéphane A. Dudoignon, Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran, Paris, CNRS éditions, 2022.

(11) Eva Zahiri, « Religion et pouvoir politique en Iran contemporain », Confluences Méditerranée, 2020, 2, 113, et Olivier Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992.

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°69, « Où va l’Iran ? », Août-Septembre 2022.
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