Magazine Moyen-Orient

Regard de Mériam Cheikh sur la sexualité et la prostitution au Maroc

Moyent-Orient : Qui sont ces « filles qui sortent » ? 

Mériam Cheikh :
Dans la petite vingtaine, les « filles qui sortent » sont reconnaissables par leur fréquentation des night-clubs et des bars la nuit. Elles sortent pour plusieurs raisons : se faire de l’argent en fréquentant des hommes, s’amuser et rencontrer un partenaire intime stable. L’expression « filles qui sortent » a donné lieu à la notion du « sortir », pratique irréductible à la prostitution, qui renvoie à la fois au travail sexuel, au divertissement expérimenté en tant que jeune en pleine construction et à la relation amoureuse. « Le sortir » se fait toujours dans l’objectif de vivre l’une de ces trois expériences, voire les trois en même temps. Dans cet enchevêtrement se joue l’articulation entre précarité, découverte de soi et devenir adulte qui permet non pas de comprendre le phénomène prostitutionnel au Maroc, et notamment à Tanger, comme un simple fait économique, mais de l’aborder dans ses dimensions sociale et culturelle. Au cœur des pratiques prostitutionnelles, s’observe une actualité de l’intimité et de la sexualité bouillonnante qui dépasse le cadre de la prostitution et résonne avec l’état sexuel et intime dans d’autres univers moraux des jeunesses marocaines. L’expression « filles qui sortent » cherche à rendre compte de cette complexité d’un phénomène renseignant sur des devenirs juvéniles féminins qui ont en partage avec d’autres groupes juvéniles – à l’exception du travail sexuel – le désir de découverte et de réalisation personnelle. Ce désir passe par des transgressions des normes morales de la chasteté et de la pudeur, prenant la forme de dissidences sexuelles sourdes mais visibles dans l’espace public.

La prostitution à Tanger constitue aussi une réappropriation de l’espace public par un public mixte. Qu’est-ce qui est en jeu ici ?

Au Maroc, l’investissement par les femmes de l’espace public n’est pas nouveau. Il a connu une évolution qui a vu les raisons des usages spatiaux passer de l’utilitaire (sortir pour aller étudier, travailler) au récréatif (loisirs, divertissement, retrouver des amis ou un fiancé). Avec l’ancrage et la banalisation des présences féminines dans les espaces de détente, on assiste, au cours des deux dernières décennies, notamment à Tanger, à une distinction croissante entre les différents usages féminins des espaces publics consacrés au divertissement. Celle-ci, avec l’essor des économies de loisirs qui s’adressent à une classe de femmes et d’hommes possédant les moyens de consommer les divertissements proposés, produit des luttes de requalification de ces espaces qu’il faut « assainir ». Elle révèle donc des logiques de hiérarchisation à l’œuvre entre différentes catégories de femmes : les unes revendiquent des espaces festifs moraux exclusifs où leurs pratiques ne sont pas amalgamées avec celles des prostituées, les autres entendent se divertir comme les premières dans un mélange des genres entre divertissement et travail du sexe qui entache sans distinction la respectabilité de toutes les présences féminines.

Dans ce contexte, si « le sortir » constitue une réappropriation de l’espace public, cela est vrai d’abord pour ces « filles qui sortent », dont l’enjeu réside dans l’appropriation de pratiques culturelles ou de divertissement desquelles elles étaient jusqu’alors exclues en raison de leurs origines précaires. Il y a lieu, néanmoins, de se demander si cette réappropriation est émancipatrice en raison justement du travail sexuel qui encadre la recherche de divertissement et peut conduire à des carrières dans la prostitution.

Ce « sortir » remet-il aussi en question des relations sexuelles avant et/ou hors mariage ?

« Le sortir » est une histoire de relations amoureuses et de conjugalité. S’y logent des aspirations personnelles poursuivies dans des histoires intimes. Ces « filles qui sortent » sont face à un problème insoluble : le rétrécissement du champ des possibles matrimoniaux en même temps que le manque de débouchés professionnels pour une jeunesse scolarisée et éduquée dans des idéaux d’autonomie avec l’école. Ces blocages, au niveau du mariage et du travail, conduisent à la montée fulgurante du nombre de célibataires chômeuses. « Le sortir » est une réaction à ce nouveau statut de désaffiliée sociale des filles. L’installation durable de la prostitution est à mettre en lien avec une transformation sociale fondamentale qui explique le recul que connaissent les injonctions à être honorable sexuellement parlant. Cette transformation concerne notamment les familles des milieux populaires, de moins en moins initiatrices des mariages de leurs filles ; d’où un amoindrissement des enjeux de protection de l’honneur des filles. Arranger les mariages, c’est avoir les moyens financiers de le faire, être inséré dans des réseaux sociaux, jouir d’une notabilité et d’une reconnaissance. Or, dans les milieux précaires, aux moyens économiques limités, les familles ne sont plus en mesure de garantir des mariages ni même de protéger la sexualité de leurs filles, c’est-à-dire de garantir le cadre licite et légal de la pratique de leur sexualité. Dans ce contexte, « le sortir » est la traduction d’une sexualité que les filles doivent gérer seules, y compris dans toutes les contradictions que ces transformations sociales profondes ont apportées, et doivent se débrouiller pour se trouver un partenaire, avec des contraintes normatives/morales.

À propos de l'auteur

Mériam Cheikh

Anthropologue à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) ; auteure de Les filles qui sortent : Jeunesse, sexualité et prostitution au Maroc (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020)

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