Magazine Moyen-Orient

Regard de Mériam Cheikh sur la sexualité et la prostitution au Maroc

Gérer sa sexualité, c’est donc faire des expériences avant le mariage. Si le recul du mariage est une réalité démographique marquante des pays arabes, la sexualité hors mariage est une pratique banalisée que les « filles qui sortent » partagent avec d’autres jeunes non concernées par l’économie sexuelle. « Le sortir » s’élabore donc aussi à travers la construction sexuelle, partagée par toute une jeunesse marocaine. Le caractère ordinaire de leurs expériences intimes à l’adolescence et la socialisation avec les pairs (d’abord à l’école, puis au travail) est source de valorisation, faisant place à l’émergence d’une culture intime juvénile.

Le développement urbain, dont le tourisme et le divertissement sont des effets, a-t-il un lien avec la multiplication du « sortir » ? La circulation des valeurs est-elle fautive ?

Le tourisme demeure, avec les remises des diasporas, les principales sources de revenus de l’État marocain. Il constitue une stratégie de développement dominante pour l’économie nationale et les villes, qui se décline dans le développement de mégaprojets royaux et stimule l’essor de l’entrepreneuriat urbain, notamment des économies du divertissement. Celles-ci traduisent l’une des dimensions de la volonté de faire de Tanger la deuxième ville économique du pays, connectée à la globalité : aux capitaux transnationaux, mais aussi aux styles de vie. La place accordée aux loisirs, au temps pour soi et avec les autres contribue à véhiculer des valeurs par lesquelles l’appartenance sociale, notamment aux classes moyennes et supérieures, se manifeste. La possibilité de participer à ces économies en consommant est un modèle par lequel se lisent l’insertion, la réussite sociale et la mobilité. Cette vision est renforcée avec le réaménagement urbain de la ville, dès le début des années 2000, entraînant une requalification des lieux historiques du divertissement où se sont toujours déployées les pratiques prostitutionnelles sous des régimes distincts selon les époques (coloniale, postindépendance). De nombreux établissements sont rénovés, à l’instar des stations balnéaires de l’époque internationale qui longent la plage du centre-ville, et de nouveaux lieux ouvrent. Avant la crise de 2008, Tanger émerge comme une place centrale du divertissement au Maroc attirant les Marocains des autres villes et les étrangers. La mise en place de lignes aériennes régulières qui la relient à un très grand nombre de villes européennes favorise une présence en flux tendu de touristes et de gens issus des diasporas maghrébines et musulmanes. Ces circulations vont de pair avec la circulation de valeurs qui ne sont fautives de rien, mais apportent d’autres compréhensions sur les manières de se relier intimement et sexuellement. C’est dans cette perspective matérielle qu’il convient de saisir la structuration « du sortir » et les formes d’intimité et de sexualité qu’il produit.

« Le sortir » et la prostitution sont-ils analysés sous le prisme de l’immoralité (non-virginité) ou de l’atteinte à la dignité humaine ? Y a-t-il une évolution de la perception ? En stigmatisant les « filles qui sortent », veut-on condamner la pauvreté ou la sexualité hors mariage ?

Au cours des trois dernières décennies, les discours des observateurs et des entrepreneurs de morale et d’aide sociale témoignent d’une évolution dans la perception de la prostitution et de celles qui la pratiquent. Ils passent du prisme de l’immoralité à celui de la dignité humaine.
Dès la décennie 2000, les thèmes de la déviance et de l’atteinte à la moralité publique sont progressivement délaissés pour une approche plus compassionnelle, montrant le souci de compréhension des conditions de vie économiques et socioculturelles des prostituées, et particulièrement de l’exploitation dont elles sont victimes. Cette approche compréhensive met de côté les jugements moraux pour faire place aux souffrances et à la stigmatisation. Cette perspective permet de concurrencer et de faire reculer timidement la moralisation en introduisant la notion de dignité humaine. Le secteur associatif, médicosocial notamment, va susciter cette ouverture – et en bénéficier –, poursuivre et approfondir son travail auprès des prostituées et agir, par exemple, sur les questions d’infections sexuellement transmissibles dans le contexte de l’épidémie de VIH/Sida.
De manière générale, les discours compassionnels, sans s’aventurer dans les débats sur la sexualité hors mariage, se focalisent sur la pauvreté qui est la principale condition à déplorer.

Aux yeux de la loi marocaine (article 490 du Code pénal), ces filles sont des délinquantes sexuelles. Qu’en est-il de leurs clients ?

Les « filles qui sortent » sont des délinquantes sexuelles d’abord au titre de l’article 490 du Code pénal, qui condamne les relations sexuelles hors mariage, puis au titre des articles 497 à 504, qui sanctionnent la prostitution. Elles sont essentiellement poursuivies au nom de l’article 490, donc pour leur supposée débauche. La loi est en théorie la même pour les femmes et les hommes pris en flagrant délit de prostitution. Lorsque la police mène des campagnes d’« assainissement moral », elle vise les prostituées et leurs clients. L’inégalité la plus importante se situe moins dans les arrestations et les gardes à vue que dans les condamnations. Les arrestations ne mènent pas toutes, au demeurant, à des condamnations, car les flagrants délits sont rares et les infractions difficilement démontrables. Les prostituées sont davantage arrêtées que leurs clients parce qu’elles sont les coupables reconnaissables par la police, qui constitue des fichiers et contribue à faire de ces femmes des clientes de la justice. La récidive et la récurrence de leur arrestation construisent cette inégalité entre les sexes dans l’application de la loi et font que les hommes/les clients sont moins inquiétés que les femmes.

À propos de l'auteur

Mériam Cheikh

Anthropologue à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) ; auteure de Les filles qui sortent : Jeunesse, sexualité et prostitution au Maroc (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020)

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