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L’Allemagne face à l’inconnue française

Dans le domaine des jumelages, qui furent un outil majeur de rapprochement entre les deux pays entre 1960 et 2000 — surtout grâce à la présence d’élus locaux ayant vécu les affres des deux guerres mondiales et désireux de mettre en œuvre sur le terrain le couple franco-allemand —, ce système s’étiole et ne trouve plus de rythme de croisière pertinent car il n’est plus le relai d’une politique globale. Il existe plus de 2 300 jumelages et partenariats franco-allemands de villes, départements et régions, mais leur poids médiatique et politique tend malheureusement à être nul (8), en dépit des efforts de Français et d’Allemands de bonne volonté pour maintenir un système qui avait fait ses preuves dans la réconciliation franco-allemande.

Économie et industrie : principaux outils d’influence allemande en France

Le seul sujet sur lequel l’Allemagne exerce finalement une certaine influence en France, c’est donc le déploiement des entreprises allemandes dans les régions françaises (9). Il serait évidemment fastidieux de toutes les citer, mais leur influence et leur poids sont souvent très supérieurs à leurs seules qualités économiques et industrielles. Les entreprises allemandes bénéficient d’un a priori favorable du consommateur français du fait de la variété et de la qualité des produits proposés aux Français ou fabriqués en France, ou tout simplement du fait de leur forte visibilité sur des segments spécifiques (pouvoir d’achat dans le cas de Lidl ou de Aldi). D’après les estimations de Invest in France, 325 000 salariés sont employés dans des entreprises allemandes et 1 670 entreprises allemandes sont actives en France (1 945 si on compte les sociétés allemandes qui ont plusieurs représentations ; 4 593 si on comptabilise à la fois filiales et succursales), avec 32 % des sociétés possédant moins de 50 salariés, 58 % possédant de 50 à 249 salariés et 10 % possédant plus de 249 salariés, ce qui signifie que le tissu allemand des PME est bien représenté en France et pourrait être mieux mis en valeur pour valoriser une meilleure connaissance réciproque. Comme le précise le portail franco-allemand, de nombreux partenariats existent entre PME. Le Prix franco-allemand de l’économie récompense aussi tous les deux ans des exemples de best practice franco-allemands dans les domaines de l’environnement, de l’innovation et des nouvelles technologies, des ressources humaines et de la coopération industrielle.

Reflet de ce poids considérable des entreprises allemandes en France en 2021, avec un volume total d’échanges de 164 milliards d’euros (+12 % par rapport à l’année précédente), l’Allemagne est restée de loin le premier partenaire commercial de la France, son premier client (62 milliards d’euros d’importations en provenance de la France, soit +11 %) et son premier fournisseur (102 milliards d’euros d’exportations vers la France, soit +12 %).

En fait, le système allemand de promotion des échanges extérieurs — premier outil d’influence en France — est porté conjointement par l’État et le secteur économique et s’articule à l’étranger autour de trois piliers institutionnels : bien évidemment les représentations à l’étranger (ambassades et consulats généraux) ; les chambres de commerce à l’étranger, les délégations et les représentations de l’économie allemande ; la Société pour le commerce extérieur et la promotion des investissements étrangers en Allemagne — Germany Trade and Invest (GTAI). Deux autres acteurs jouent également un rôle important : les Länder et la Fédération des industries allemandes, ou Bundesverband der deutschen industrie (BDI) (10), même si cette dernière organisation n’a pas de représentation permanente en France, à la différence de Bruxelles, Washington ou Pékin. Le BDI a élu son nouveau président le 1er janvier 2021, Siegfried Russwurm, qui succède à Dieter Kempf. Il est président des conseils de surveillance de Voith et de ThyssenKrupp et souhaite aider l’industrie allemande à surmonter rapidement la grave récession économique qu’a connue l’Allemagne durant la pandémie de Covid-19. Mais il n’évoque jamais la France et parle surtout de la nécessité de créer de nouvelles alliances mondiales sans la Russie, avec l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine comme futurs marchés, comme il l’a précisé dans son intervention du 14 juin 2022 devant la Chambre de commerce allemande en Autriche (DHK), à Salzbourg. La France ne semble donc pas ou plus être une priorité du BDI.

Une influence inefficace ?

L’existence de la chaîne de télévision Arte reste un marqueur important, auprès du grand public, de l’existence et de l’importance d’un couple franco-allemand. Mais cette chaîne de télévision, quels que soient ses défauts et ses qualités, garde un impact fort limité sur la société française, même si les résultats d’audimat des trois dernières années montrent une progression spectaculaire qui a plus à voir avec la nullité du nombre de programmes de chaînes concurrentes et le poids du confinement lié à la Covid-19 qu’avec un soudain intérêt des téléspectateurs français pour l’Allemagne. Grâce à ses différents supports, Arte a réalisé des records « historiques » d’audience en 2020 et 2021, mais sans impact réel sur l’influence allemande en France. De même, la plateforme Netflix a programmé des séries et films allemands qui ont fait de très bons scores en France du fait de leurs qualités, comme la série de science-fiction Dark. Mais là encore, aucun chiffre ne permet de traduire une quelconque hausse, ou baisse, de l’influence allemande en France.

En fait, l’Allemagne et ses dirigeants ont conscience qu’ils sont fantasmés pour le meilleur, « l’effet Deutsche Qualität », et pour le pire, « l’effet Papy fait de la résistance », en France. À mon sens, le symbole des difficultés de l’Allemagne à disposer d’une véritable influence sur les cœurs et les consciences des Français tient en grande partie à notre histoire conflictuelle, même si celle-ci ne cesse très logiquement de s’éloigner dans le temps.

Ainsi, comme le rappelait fort à propos Max Gallo il y a maintenant dix ans, la publicité pour les véhicules Opel Corsa diffusée sur les chaînes françaises de télévision en disait plus long que toute autre chose sur la nature de l’influence allemande auprès de l’opinion publique française, même si ses propos étaient volontairement outrés : « Cette publicité germanique envahissant — occupant — nos écrans de télévision afin de vanter das auto de marque allemande m’a fasciné. D’autant plus qu’on m’a assuré qu’elle avait été conçue par des Français. En outre, pour une voiture emblématique de l’Hexagone, on a jugé bon de faire la promotion de ce véhicule en allemand. Das auto, durant quelques jours, est devenu ma “madeleine”. J’ai quelques mots germains inscrits dans ma mémoire : Achtung minen, Feldgendarmerie. Il vaut mieux laisser quelques autres enfouis. Je n’ai pu refouler deux d’entre eux : Panzer — c’était un véhicule fait pour l’exportation, des rives de la Volga à la Libye — et, naturellement, l’agence de communication de l’époque, l’efficace Propagandastaffel (11). »

La connaissance de l’autre n’étant pas forcément le bien le mieux partagé aujourd’hui comme hier, la notion de cliché garde toute sa valeur pour comprendre et analyser les comportements politiques et sociologiques de chaque côté du Rhin. Pour sortir du sujet allemand et illustrer cette notion de cliché, en France comme en Allemagne, le Brésil reste très largement, même inconsciemment, le pays d’un livre et d’une interprétation — Stefan Zweig et l’homme cordial avec Le Brésil, terre d’avenir — dans l’esprit des élites européennes et nord-américaines. Ce pays reste limité à une poignée d’images économiques, culturelles et sociales — violence, favelas, bikinis, carnaval, football, etc. — et il se résume souvent à la formule « un grand pays d’avenir et qui le restera longtemps », faussement attribuée à Clemenceau ou au général de Gaulle. L’Allemagne véhicule aussi son lot de clichés, savamment entretenus par la répétition quasi compulsive des médias français pour les « collectors » du cliché franco-allemand : le grand restaurant, la septième compagnie, etc.

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