L’image de la France pour les Allemands n’est pas aussi caricaturale, à l’inverse de ce qui peut donc exister en France. En effet, si nombre d’Allemands continuent de passer leurs congés en France et d’être ainsi au contact des réalités de notre pays pendant au moins une quinzaine de jours par an, l’inverse n’est pas vrai et le touriste français en Allemagne a plutôt un profil élitaire, et beaucoup moins représentatif que son alter ego allemand, de la variété des classes sociales et géographiques existant dans les deux pays. Mais, d’une certaine manière, le soft power du voyageur allemand en France reste des plus limités et il n’existe d’ailleurs qu’une poignée de restaurants, épiceries, librairies ou tout autre magasin allemand en France, à la différence de ce qui existe en Espagne où des régions entières ont adopté certains modes de vie venus d’Allemagne (Baléares, Canaries et Catalogne par exemple) ou en Croatie, nouvelle Riviera privilégiée du tourisme allemand. La France semble rétive au soft power allemand et beaucoup gardent en mémoire des séries peu en phase avec la psyché française, malgré leur étonnant succès, comme Inspecteur Derrick ou La Clinique de la Forêt-Noire.
Quelles perspectives ?
Face à un tel bilan, il me semble opportun de se demander où vont l’influence, ou la non-influence allemande en France, et le couple franco-allemand. Il faut arrêter d’avancer les éternels arguments sur l’apport à la paix en Europe de la réconciliation franco-allemande. C’est effectivement un fait historique avéré, mais il ne suffit pas pour construire la relation franco-allemande du futur. En fait, ne nous voilons pas la face : cette relation est entrée depuis déjà de nombreuses années en léthargie, voire en crise structurelle, et il est temps de renverser la table pour s’expliquer avec nos partenaires. Le refus d’accepter que ce partenariat est effectivement en crise a conduit à différentes dérives ces dernières années en France et à faire de l’Allemagne le nouveau bouc émissaire des déboires français, sans d’ailleurs que les multiples représentations de l’Allemagne en France ne développent de contre-mesures efficaces, visibles et médiatiques. Nos partenaires allemands semblent agir comme s’ils avaient pris acte du découplage franco-allemand, alors que côté français, on se contente le plus souvent de célébrer le couple franco-allemand tels des cabris célébrant l’Europe — pour reprendre l’expression du général de Gaulle — ou de dire, à l’image de Jean-Luc Mélenchon dans un tweet de 2014, « fermez votre bouche, Madame Merkel ! La France est libre ! », en réponse à ce qu’il estimait être une ingérence allemande insupportable lorsque Angela Merkel demandait à la France d’entreprendre des réformes de fond. Il semblerait que ce tweet, et bien d’autres commentaires émis par d’autres responsables politiques français, ait eu de vraies conséquences : détourner l’Allemagne de la France et la faire renoncer à toute stratégie globale d’influence de toute façon considérée comme inutile et parfaitement inefficace. Au regard des derniers échecs des coopérations d’armement franco-allemandes (12), l’une des grandes priorités de la diplomatie française pour les mois et années à venir, et de la diplomatie allemande si celle-ci le souhaite, est de revoir les fondamentaux du couple franco-allemand et d’accepter qu’aucun sujet n’est tabou, même les plus difficiles. Sortir de cette politique de l’autruche est devenue un enjeu clef si nos deux pays ne veulent pas voir notre continent affronter en ordre dispersé les grands défis stratégiques du XXIe siècle.
Notes
(1) L’auteur s’exprime à titre personnel et ne représente le point de vue d’aucune institution.
(2) Voir l’éditorial de Michaela Wiegel, « Die Strafe für Macrons Stil » [« Le châtiment pour le style de Macron »], Frankfurter Allgemeine Zeitung, 19 juin 2022 (https://bit.ly/3OzKS9T).
(3) Voir l’article de Martina Meister, « Das frühe Ende einer Ära » [« La fin précoce d’une époque »], Die Welt, 20 juin 2022 (https://bit.ly/3OEI22G).
(4) Voir l’article du magazine Stern, « Nach Macrons Wahlschlappe steht Frankreich vor einer Herkulesaugabe », 20 juin 2022 (https://bit.ly/3zZBJTm).
(5) Dans son ouvrage paru en 2002 intitulé L’Allemagne de Berlin, différente et semblable et qui a fait l’objet d’une critique dans la revue Politique étrangère, le professeur Alfred Grosser avait bien résumé ces ambiguïtés multiples (https://bit.ly/3NcKdcM).
(6) Voir le site du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères concernant les priorités de la politique étrangère allemande et son texte en français datant de 2017 (https://bit.ly/3NjJcjl).
(7) Voir le site de l’Institut Goethe (https://www.goethe.de/ins/fr/fr/spr/wdl/zuf/dlf.html).
(8) Voir le site du portail franco-allemand (https://www.france-allemagne.fr/Jumelages-et-partenariats-locaux-2273.html).
(9) Voir à ce titre le document de la chambre franco-allemande de commerce et d’industrie pour la période 2018-2022 sur la situation économique, les perceptions et les perspectives des entreprises allemandes en France, et en particulier la partie sur le point de vue des investisseurs allemands sur la France (https://bit.ly/3zXEowL) et l’interview de la lettre diplomatique du consul général allemand à Lyon sur le poids des entreprises allemandes en Auvergne-Rhône-Alpes (https://bit.ly/3xSIELj).
(10) Voir le site de la BDI (https://bdi.eu). Il faut ajouter que le 13 juillet 2017, Paris et Berlin s’accordaient pour renforcer leur coopération en matière de défense en s’appuyant sur des leviers tels que la toute jeune Coopération permanente structurée (PESCO). Dans la foulée, les deux pays chargeaient le MEDEF et le BDI de proposer une série de recommandations pour favoriser « une coopération économique entre les deux pays » et « générer des bénéfices économiques au travers de programmes de défense plus performants ». Les résultats n’ont pas du tout été à la hauteur des attentes de 2017.
(11) Voir le bloc-notes de Max Gallo du 1er mars 2012 sur le site de l’Académie française (https://www.academie-francaise.fr/deutsche-qualitat) et la vidéo de la publicité pour l’Opel Corsa en allemand pour le marché français (https://bit.ly/3xUFIOe).
(12) Voir mon article sur ces sujets des coopérations d’armement : Christophe-Alexandre Paillard, « La crise ukrainienne met-elle l’Union européenne et ses membres au pied du mur ? », Diplomatie, n°115, p. 12-16, Areion Group, mai-juin 2022.
