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Russie : une démographie très politique et instable

Cette croissance, pour un temps, de la population de la Fédération de Russie, a été souvent mise au crédit d’une politique nataliste renforcée, mise en place en 2006, la fameuse politique du « capital maternel », à laquelle se rajoutaient quelques autres mesures. Enfin, localement, on a vu se développer un ensemble de campagnes natalistes appuyées promouvant la famille de trois enfants par exemple, à l’aide de campagnes publicitaires, de primes et autres prix. Les autorités russes ont vite fait de souligner le succès de ces politiques, qui auraient interrompu le déclin de la population de Russie.

Un retournement net des tendances

Les analyses faites par le monde politique étaient sans aucun doute bien à courte vue, tant les transformations observées sont la conséquence de divers facteurs. C’est ce que confirme le renversement observé, il y a peu, en matière de fécondité, et qui semble répéter ce que l’on avait observé après la politique démographique mise en place dans les années 1980 (figure 2). L’année 2018 est la première depuis 2006 à connaître un retournement net des tendances précédentes, retournement net non seulement de la croissance de la population, qui devient négative, mais aussi de l’indicateur mesurant la fécondité qui baisse depuis 2015 : atteignant cette année-là 1,78 enfant par femme, il serait, en 2018, proche de 1,58 enfant par femme. De plus, les migrations, dont le solde reste positif, sont cependant à leur plus bas niveau. À partir de 2011, le nombre d’émigrants augmente régulièrement alors que le nombre d’immigrants reste stable depuis 2014. Le solde migratoire est donc en train de chuter, provoquant une vive inquiétude dans le monde politique. La Russie a manifestement perdu, ces dernières années, de son attractivité, tant pour ceux qui souhaiteraient s’installer pour longtemps que pour les migrations de travail temporaires. Les flux de migrations de travail se sont réduits suite à la complexification de la procédure d’enregistrement, ainsi qu’en raison d’un renforcement de la responsabilité des entrepreneurs qui recruteraient des travailleurs clandestins. Autre facteur important, la dépréciation du rouble a rendu moins rentable une activité temporaire en Russie. En 2018, les autorités russes ont pris quelques initiatives pour simplifier la procédure d’accès à la citoyenneté russe, en particulier pour le « retour » de « compatriotes » en Russie, et pour « les citoyens étrangers et apatrides, venant en Russie de pays où ils sont menacés pour des raisons politiques ou autres, dans lesquels se sont produits des coups d’État, des conflits armés et d’autres situations exceptionnelles », mesures prises en réponse à la chute de la croissance migratoire.

<strong>Figure 2</strong>

Très clairement, ce qu’annonçaient les démographes les plus sérieux est en train de se produire : l’effet « capital maternel » fut, en grande partie, un « effet de calendrier », les couples anticipant les naissances d’enfants pour être certains d’en bénéficier, mais ne modifiant pas vraiment leur intention de fécondité, c’est-à-dire le nombre final d’enfants désirés. Du coup, l’indicateur de fécondité a été gonflé artificiellement, conduisant d’ailleurs à un raccourcissement des intervalles entre naissances, mais ne modifiant pas un processus de long terme, observé partout en Europe, de croissance de l’âge de la mère à la première maternité. On ne peut pas pour autant dire que le « capital maternel » n’a pas eu d’effet, il a probablement conduit à une hausse, légère, de la descendance finale des femmes, mais elle ne saurait être aussi élevée que l’indicateur le montre. Rappelons à ce propos qu’un phénomène identique s’observe en Ukraine : une hausse de la fécondité vers le milieu des années 2000, il est vrai ralentie par la guerre, mais réelle, alors qu’aucune politique de cette nature n’a été mise en place.

Autre effet, facile à prévoir mais dont les autorités n’ont guère parlé : la Russie est désormais dans une situation démographique très défavorable, avec un nombre de femmes en âge de procréer très faible, qui va continuer à baisser dans les prochaines années, ce qui explique des projections de population à un horizon de 15 ans en progressive décroissance.

En revanche, la mortalité continue de baisser, à un rythme rapide, et le processus de convergence vers les autres pays européens se poursuit. Cette tendance ne devrait pas, sauf crise importante, s’interrompre, car elle tient à des transformations profondes, permettant cette convergence : ouverture du marché médical aux nouvelles technologies, débats publics qui avaient mis en lumière la dégradation longue de l’espérance de vie, lutte active contre l’alcoolisme, etc. Il est vrai que la Russie, avec l’Ukraine, furent les deux derniers pays issus de l’URSS et du bloc de l’Est, à connaître ce retournement de tendances, qui avait eu lieu dès le début des années 1990 en Europe centrale, et un peu plus tard dans les États de la Baltique (Lituanie, Lettonie et Estonie) (figure 3).

<strong>Figure 3</strong>

À propos de l'auteur

Alain Blum

Chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED) et au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC-EHESS).

À propos de l'auteur

Serge Zakharov

Chercheur à l’Institut d’études avancées (Nantes) et à l’Institut de démographie de l’École des hautes études en économie (Moscou).

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