Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Russie : une démographie très politique et instable

Les migrations : une question complexe

Les processus migratoires sont, quant à eux, beaucoup plus soumis à une conjoncture économique et politique, et qui plus est restent difficiles à saisir tant leur mesure est complexe. Politiquement, de multiples facteurs interviennent. Au retour des populations russophones des territoires de l’ancienne URSS dans les années 1990, avait succédé une période de basse immigration, puis le développement d’une migration de travail en provenance, essentiellement, des États du Caucase et d’Asie centrale. À partir de 2016, les conflits en Ukraine conduisent à une forte immigration en provenance de ces territoires. Sans doute autour d’un million de personnes sont arrivées ; cependant, seule une petite partie a reçu officiellement le statut de résident permanent en Russie. En effet, pour avoir ce statut, il faut s’enregistrer pour une durée de résidence de neuf mois ou plus, et pour cela disposer de raisons suffisantes (contrat de travail, situation familiale, études, etc.). Même le statut de réfugié (réfugié temporaire) qui avait été modifié et simplifié suite au conflit en Ukraine orientale, n’a été acquis que par environ 300 000 personnes (pour la période 2016-2017). On ignore combien parmi ces immigrés d’Ukraine sont finalement restés. Selon les estimations officielles de Rosstat, le solde migratoire en 2017 entre Ukraine et Russie est presque revenu à son niveau antérieur à 2014 avant que n’éclate le conflit sur les territoires d’Ukraine orientale (48 000 en 2017, 37 000 en moyenne annuelle sur la période 2011-2013). Par ailleurs, les migrations de travail, tout au moins non clandestines, sont extrêmement sensibles à une politique migratoire des plus fluctuantes : introduction d’une patente d’un côté, forme de titre de travail qu’on doit acheter auprès des autorités, mais exemption de cette contrainte et libre accès au marché du travail pour les ressortissants de l’Union économique eurasiatique. Cette union, composée de la Russie, de la Biélorussie, du Kazakhstan (les trois pays à l’origine de cette union) ainsi que désormais de l’Arménie et du Kirghizstan, est un espace de libre (ou relativement libre) circulation et offrant le droit de travailler sans patente dans tous ces pays. Il s’agit d’un espace d’importance, car il renvoie à un espace politique et économique, même si la dimension politique est secondaire. Il offre donc à la Russie un réservoir de main-d’œuvre.

Faire face au dépeuplement

Une des grandes questions auxquelles fait face le territoire réside dans les très grandes inégalités de peuplement, qui se sont renforcées après la chute de l’URSS. Certaines régions ont perdu en un quart de siècle plus du tiers de leur population. Il est désormais difficile de trouver une main-d’œuvre russe acceptant d’aller exploiter les ressources naturelles du Grand Nord ou en Sibérie. Se développe alors une immigration en provenance d’Asie centrale en particulier — dans une logique post-coloniale assez classique — qui vient s’installer dans des zones en partie désertées, conduisant par exemple certains chercheurs à évoquer le développement d’un « islam polaire » (Sophie Hohmann), pour montrer l’implantation de nouvelles communautés sur ces territoires. Deux processus majeurs ont vu le jour : une migration orientée Est-Ouest, conduisant à renforcer le clivage entre une Russie européenne dont la population, à défaut de croître, ne décroît pas, et une Russie entre Sibérie et Extrême-Orient, dont la population décroît fortement. Qui plus est, dans ces régions, seuls les grands centres urbains restent quelque peu attractifs, le reste des territoires se dépeuplant à un rythme rapide. Deuxième dimension importante, corollaire de la première, les populations sibériennes et d’Extrême-Orient sont de plus en plus des populations natives de ces territoires, témoignant de la disparition des relations migratoires qui maintenaient un lien personnel, familial, entre Est et Ouest. La Russie fait face, là, à un problème d’ampleur, que les autorités tentent parfois d’enrayer, sans succès tant il est difficile de penser une politique incitative de peuplement des territoires orientaux et du Grand Nord. Or, c’est la cohérence même du territoire qui est ainsi menacée.

Notes

(1) Dans cet article, nous avons utilisé en partie les résultats d’une recherche, menée avec le soutien du « Programme de recherches fondamentales » de l’École des hautes études en économie de Moscou.

(2) Nous donnons les estimations de population sans la Crimée, sauf mention contraire. Les données officielles de la direction de la statistique de la Fédération de Russie l’ont intégrée depuis 2014.

(3) Sans la Crimée. Le solde négatif est encore plus élevé dans la statistique officielle, qui intègre la Crimée : -135 800.

(4) Sans la Crimée. Estimation provisoire. Pour les 3 premiers mois de 2019, il serait proche de 104 000.

Article paru dans la revue Diplomatie n°51, « La démographie : un enjeu géopolitique majeur », Juin-Juillet 2019.

À propos de l'auteur

Alain Blum

Chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED) et au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC-EHESS).

À propos de l'auteur

Serge Zakharov

Chercheur à l’Institut d’études avancées (Nantes) et à l’Institut de démographie de l’École des hautes études en économie (Moscou).

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