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Asie-Pacifique : le Pacifique sort-il de l’ombre asiatique ?

Des tentatives d’organisations et de réactions

Afin de réguler ces compétitions, des organisations s’activent. Mais sur ce terrain-là, aussi, pointe le « tournoi des ombres » (surnom russe du « grand jeu »). Il est de coutume de distinguer dans la région la diplomatie dite « Track 1 » (officielle, de niveau ministériel), celle dite « Track 2 » (fermée, où se côtoient hauts fonctionnaires et universitaires) et celle appelée « Track 1.5 », où alternent les deux modèles.

Au niveau « Track 1 », l’APEC (Asia-Pacific economic cooperation), créée en 1989 sous l’impulsion de l’Australie, se concentre sur les questions commerciales. Depuis, la Chine essaie de tirer la couverture à elle : on se rappelle ainsi le sommet de Port Moresby, en novembre 2018, quand des diplomates chinois se sont invités directement dans le bureau d’un ministre de la PNG — alors hôte de l’organisation — pour tenter d’imposer leurs vues sur la rédaction d’un communiqué. Sur le plan militaire, le WPNS (Western Pacific naval symposium) agrège de nombreuses forces navales sous la tutelle des États-Unis. Depuis 2010, tous les deux ans a lieu l’exercice RIMPAC au large d’Hawaï. Les participations donnent une précieuse indication sur les accointances du moment, selon les participations chinoises et russes. Le Conseil des organisations régionales du Pacifique (CROP) regroupe neuf organisations issues du Pacifique, à commencer par le Forum des îles du Pacifique (FIP, ex-Forum du Pacifique Sud, créé en 1971). Ce dernier rassemble 16 États membres ainsi que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française depuis 2016. Des discussions ont par exemple eu trait aux échanges commerciaux entre, d’une part, Canberra et Wellington, et, d’autre part, les petits États soucieux de réciprocité. Mais en février 2021, une crise plus grave a secoué l’organisation, quand les États micronésiens ont accusé l’organisation de privilégier le Pacifique Sud en préférant un secrétaire général polynésien plutôt que micronésien, comme la loi de la rotation le demandait. L’épilogue tarde mais la crise confirme déjà la montée en puissance de Pékin (avec le retrait des pays micronésiens favorables à Taïwan) et l’idée d’un régionalisme fragmenté, issu de mariages de convenance et non le fruit d’un objectif commun.

Au niveau «  Track 1.5 », la grand-messe stratégique demeure depuis 2002 le Shangri La Dialogue.

Enfin, au niveau « Track 2 », les deux cadres historiques — PECC (Pacific economic community, lancé en 1980) et CSCAP (Council for security cooperation in the Asia Pacific, sur initiative australienne en 1992) — sont en perte de vitesse. En revanche, la galaxie des think tanks prend le relais et multiplie les réunions informelles propices à l’échange et à l’influence. Citons par exemple les programmes du CSIS (Center for strategic and international studies), côté États-Unis, qui surveillent de près les agissements chinois avant de les relayer, tandis que le SCS PI (South China sea probing initiative), en Chine, se limite pour l’heure à la mer de Chine du Sud.

Pour être complet, signalons des initiatives sous-régionales. Elles sont soit transversales (Melanesian spearhead group, où des diplomates chinois se sont fait inviter, Polynesian leaders group et le sommet des présidents de Micronésie), soit à thème et ciblées aussi bien sur la sécurité maritime (Information fusion centres ou IFC, entre autres à Singapour et au Pérou), que sur le commerce. Dans ce dernier cas, le Regional comprehensive economic partnership (RECP) s’impose par son poids. Il a été initié par l’ASEAN en 2011 et signé en 2020 par 15 États (dont le Japon, la Chine… et l’Australie, aujourd’hui dans l’AUKUS — d’où, comme souvent, une décorrélation entre questions commerciales et sécuritaires). Le partenariat est entré en vigueur à l’occasion de la dixième ratification, le 1er janvier 2022. En parallèle émerge le Comprehensive and progressive agreement for trans-Pacific partnership (CPTPP), héritier du Trans-Pacific partnership (TPP) depuis le retrait des États-Unis sous Donald Trump en janvier 2017.

Sous l’impulsion du Japon, 11 États ont signé l’accord en 2018 (Australie, Brunei, Canada, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour et Vietnam). Il est entré en vigueur la même année. Depuis, la Chine, le Royaume-Uni, Taîwan, voire la Corée du Sud, candidatent. Si l’un ou l’autre était accepté, les cartes de la géoéconomie régionale pourraient être redistribuées. Notons par ailleurs les accords de libre-échange signés en 2019 entre l’UE et Singapour et entre l’UE et le Vietnam : ces premières démarches pourraient en entraîner d’autres, d’autant plus que Bruxelles est partenaire de dialogue de l’ASEAN depuis 1977.

Le Pacifique, pilier oublié de l’Indopacifique ?

Dans le cadre des travaux sur l’Indopacifique, un constat s’impose : le Pacifique, qui aurait pu faire office de pivot, a longtemps semblé, en réalité, le parent pauvre de cet ensemble. Si les États-Unis ont été sensibilisés à l’importance de l’océan Indien par l’ouvrage de Robert Kaplan (7), les réflexions stratégiques chinoises sont principalement parties du discours de Hu Jintao autour du « dilemme de Malacca » et de la dépendance envers ce détroit. Les traductions de ces tendances géopolitiques se retrouvent sur le terrain diplomatico-sécuritaire, avec des institutions ou cadres indopacifiques qui penchent très nettement vers l’Asie ou qui ignorent le Pacifique : ADMM+ (ASEAN Defence ministers meeting : ASEAN et Australie, Chine, Corée du Sud, États-Unis, Inde, Japon, Nouvelle-Zélande, Russie) ; EAS (East Asia summit  : idem) ; Quad (Australie, États-Unis, Inde, Japon), créé en 2007 et relancé en 2017.

Cependant, l’océan Pacifique ne pourra pas laisser les États de l’Indopacifique indifférents à cause des prochains développements dans deux domaines précis :

Le nucléaire, tout d’abord, reste un sujet sensible en raison des tests et de la sécurisation des anciens sites. Certes, il existe depuis 1985 le traité pour une zone exempte d’armes nucléaires dans le Pacifique Sud. Mais aujourd’hui, il demeure des séquelles physiques au sein de la population îlienne ainsi que des résidus, ce qui a poussé Emmanuel Macron sinon à s’excuser, au moins à admettre en 2021 une « dette » à l’encontre des Océaniens. Par ailleurs, au nord-ouest de l’océan, la Corée du Nord effectuait début mars son neuvième tir depuis le début d’année. De même, Pékin reprend à son compte la pratique soviétique du « bastion » pour les sous-marins (capables de procéder à des tirs dans des mers sous contrôle). La tendance y est à la forte augmentation de son arsenal, à l’amélioration de ses vecteurs et à la nuance quant à sa doctrine qui lui interdit le premier emploi de l’arme.

Ensuite, le Pacifique Sud pourrait accompagner une tendance de fond, identifiée par Bertrand Badie. Selon ce dernier, le sud serait susceptible de « réinventer le monde » et de se réapproprier l’agenda international. Déjà des connexions existent avec des pays sud-est asiatiques (initiative du Triangle de corail : îles Salomon, Indonésie, Malaisie, PNG, Philippines et Timor-Leste) ainsi qu’avec l’Indocéanie (Alliance of small island states, Small island developing states, G77, Mouvement des non-alignés ou MNA). Fin 2021, on a également vu Singapour conclure un accord de libre-échange avec l’Alliance pacifique (Chili, Colombie, Mexique et Pérou) tandis que l’Ambassade d’Indonésie à Wellington organisait pour la deuxième fois en 2021 sa Pacific Exposition. La partie est néanmoins serrée puisque les grandes puissances peuvent à tout moment reprendre la main, comme l’illustre la signature de l’AUKUS le 15 septembre 2021. La région pourrait souffrir de cette initiative : montée des tensions, possible réarmement et renucléarisation. Sur le terrain, l’année 2022 s’annonce décisive : crise du FIP, crise de la Covid-19 (3 % de vaccinés en PNG en janvier et un impact évident sur le tourisme), crises autonomistes mal éteintes en Nouvelle-Calédonie, aux îles Salomon et à Bougainville, ainsi que de possibles crises politiques avec des élections cruciales à venir en PNG et aux Fidji. Espérons alors que la rotation des intérêts géopolitiques ne renverra pas le Pacifique trop tôt au verso de nos représentations du monde et de ses enjeux.

Notes

(1) Titre de l’ouvrage de Geoffrey Blainey (The Tyranny of Distance : How Distane Shaped Australia’s History, Sun Books éditions, 1966) sur l’histoire de l’Australie.

(2) Dix États membres : Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam.

(3) Aline Amodru-Dervillez, « Quelles sont les chances de la France dans la bataille numérique en Océanie ? », Diploweb​.com, 10 janvier 2021 (https://​www​.diploweb​.com/​Q​u​e​l​l​e​s​-​s​o​n​t​-​l​e​s​-​c​h​a​n​c​e​s​-​d​e​-​l​a​-​F​r​a​n​c​e​-​d​a​n​s​-​l​a​-​b​a​t​a​i​l​l​e​-​n​u​m​e​r​i​q​u​e​-​e​n​-​O​c​e​a​n​i​e​.​h​tml).

(4) Source : World Shipping Council (https://​www​.worldshipping​.org).

(5) Futura Planète, « Dans le Pacifique, l’île d’Henderson étouffe sous le plastique », 4 août 2019 (https://​www​.futura​-sciences​.com/​p​l​a​n​e​t​e​/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​e​n​v​i​r​o​n​n​e​m​e​n​t​-​p​a​c​i​f​i​q​u​e​-​i​l​e​-​h​e​n​d​e​r​s​o​n​-​e​t​o​u​f​f​e​-​s​o​u​s​-​p​l​a​s​t​i​q​u​e​-​6​7​3​52/).

(6) Olivier Goujon, Pitcairn : Les révoltés du Bounty vont disparaître, Max Milo, 2021.

(7) Robert Kaplan, Monsoon : The Indian Ocean and the Future of American Power, Random House USA, 2011.

Légende de la photo en première page : Le 24 septembre 2021, le président Joe Biden recevait à Washington ses homologues du Quad. Alors que la Chine est considérée comme l’adversaire numéro un des États-Unis et que l’agenda international a été mobilisé par la guerre en Ukraine, le gouvernement américain a décidé de remettre l’accent sur l’Asie-Pacifique. Ainsi, Joe Biden a reçu à la Maison-Blanche les dirigeants de l’ASEAN les 12 et 13 mai 2022. Après cela, il s’est envolé pour une tournée en Asie, incluant notamment un nouveau sommet du Quad à Tokyo. En parallèle, le président américain a décidé d’inviter les dirigeants des pays du Pacifique à se rendre à la Maison-Blanche plus tard en 2022, annonçant par ailleurs l’envoi d’ambassadeurs dans un certain nombre de pays insulaires du Pacifique qui en étaient dépourvus. (© White House/Adam Schultz)

Article paru dans la revue Diplomatie n°115, « Algérie / Maroc : vers un inévitable affrontement ? », Mai – Juin 20222.
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