Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le partenariat russo-iranien à l’épreuve du conflit en Ukraine

Une relation bilatérale en passe de se rééquilibrer

L’empilement des sanctions prises par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sur Moscou depuis le 24 février fait probablement aujourd’hui de la Russie le pays le plus sanctionné de l’histoire (8). En l’espace de quelques semaines, des sanctions sans précédent par leur nombre, leur ampleur et leur rapidité se sont en effet abattues sur le pays, qui dépasse de loin désormais l’Iran dans la liste des États sanctionnés. En toute hypothèse, vu de Téhéran, une Russie affaiblie est susceptible à court et moyen termes de mieux tenir compte des intérêts iraniens qu’auparavant, dans la mesure où Moscou intégrera certainement moins les préoccupations occidentales à l’égard de l’Iran dans sa relation avec la République islamique. En outre, l’attention des Occidentaux étant désormais focalisée sur la situation en Ukraine, la pression sur les négociations autour du traité qui pourrait succéder au JCPOA devrait s’alléger, ce qui n’est pas pour déplaire aux Iraniens. De plus, le plus grand isolement de la Russie et celui, persistant, de l’Iran, ainsi que leur rancœur partagée à l’égard des États-Unis, sont de nature à accroître leur dépendance mutuelle.

Lors de son déplacement à Moscou le 15 mars 2022, le ministre iranien des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir Abdollahian, abonde dans le sens de son homologue russe, Sergueï Lavrov, sur le conflit en Ukraine qui, selon les deux ministres, trouve ses racines dans « la politique irresponsable et malveillante des États-Unis et de l’OTAN » (9). Le ministre iranien évoque tout au plus un « regrettable usage de la force » par la Russie en Ukraine. En pratique, cette reprise des éléments de langage russes par le gouvernement iranien pour décrire la situation en Ukraine s’inscrit dans la continuité des conflits de 2008 (guerre russo-géorgienne) et de 2014 (crise ukrainienne) lors desquels, là encore, Téhéran s’alignait sur le narratif russe. Quelques jours plus tard, le 7 avril, l’Iran votait contre la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (10). Si l’élite iranienne reste plus encline que jamais à coopérer avec Moscou, la population iranienne se montre en revanche plus réservée sur ce point, sa sympathie s’exprimant plutôt en faveur de l’Ukraine (11). Cet état d’esprit s’explique certainement par l’attachement à la notion d’intégrité territoriale — que la Russie a compromise en Iran au lendemain de la Seconde Guerre mondiale — tandis que le souvenir de la guerre Iran-Irak et de l’invasion du territoire iranien par les troupes de Saddam Hussein reste encore vivace. Face aux sanctions occidentales qui se sont abattues sur elle, Moscou pourrait en outre se montrer intéressée par l’expérience iranienne accumulée au cours des dernières décennies pour fonctionner dans un environnement économique, financier et industriel extrêmement contraint. Les premiers contacts à ce sujet ont d’ailleurs déjà été établis entre les deux partenaires (12).

La finance islamique pourrait, à ce propos, constituer un outil supplémentaire pour les deux partenaires dans leur quête d’affranchissement à l’égard des instruments financiers occidentaux. Si l’Iran l’utilise de longue date, la Russie s’est jusqu’à présent montrée méfiante à son sujet, Moscou privilégiant une approche par-dessus tout centralisée et régalienne de la finance. Le Tatarstan, une république musulmane de la Fédération russe, a cependant abrité un projet pilote à travers le fonctionnement entre 2011 et 2017 du Centre de transactions bancaires islamiques, créé sous la houlette de la Banque centrale de Russie. Si cette expérience ne semble pas avoir été prolongée, elle pourrait bien connaître aujourd’hui une nouvelle actualité. Lors de sa rencontre avec l’ambassadeur d’Iran en Russie le 10 mars dernier, le président du Tatarstan Roustam Minnikhanov a fait de la finance islamique un des axes de développement prioritaire des relations tatarstano-iraniennes (13). La finance islamique pourrait ainsi devenir un nouveau vecteur de la coopération entre la Russie et l’Iran, dans une logique de contournement des sanctions occidentales. Car même si les deux partenaires affirment régulièrement depuis des années qu’ils entendent commercer en devises nationales, en pratique, cette solution est techniquement ardue à mettre en œuvre. À ce jour, seuls des swaps [contrats d’échange financiers, NdlR] leur ont permis de s’affranchir du dollar et de se livrer à quelques échanges. Ainsi, au niveau bilatéral, le conflit russo-ukrainien, s’il n’est pas de nature à provoquer l’apparition d’une parité même relative dans le partenariat entre la Russie et l’Iran, est cependant susceptible de favoriser un rééquilibrage en faveur de Téhéran.

Les fondamentaux du partenariat régional russo-iranien fragilisés par le conflit en Ukraine

Si le conflit en Ukraine est de nature à favoriser un rééquilibrage des relations russo-iraniennes dont pourrait tirer parti la République islamique, il en est tout autrement au niveau régional. Téhéran redoute à double titre, sur ce plan-là, les conséquences d’une crise ukrainienne dont la Russie ressortirait affaiblie. L’affaiblissement de Moscou est d’abord redouté par l’Iran dans l’espace postsoviétique où Téhéran a, dès le lendemain de l’effondrement de l’URSS, accepté l’hégémonie de la Russie et n’a jamais cherché à y déployer son influence au détriment de celle du Kremlin. En contrepartie de quoi, Moscou fournissait à la République islamique du matériel militaire et s’engageait à achever la construction de la centrale nucléaire de Bouchehr. Les ambitions turques dans le Caucase du Sud et, au-delà, en direction de l’Asie centrale, sont scrutées avec méfiance par la République islamique, qui a réalisé à l’automne 2021 des exercices militaires à proximité de l’Azerbaïdjan — l’allié régional d’Ankara — avec qui les tensions étaient alors vives (14). En Afghanistan, Iraniens et Russes partageaient l’objectif de voir la puissance américaine se consumer. Les États-Unis et leurs alliés partis, tous deux souhaitent désormais éviter que l’État islamique y essaime, tandis que Moscou cherche à rassurer les républiques ex-soviétiques d’Asie centrale — et en premier lieu, le Tadjikistan — frustrées par l’arrivée des talibans au pouvoir. Là encore, une Russie affaiblie sera-t-elle en mesure de peser suffisamment sur le dossier afghan ? Enfin, les Iraniens redoutent certainement que Moscou soit plus accommodante encore avec Israël en Syrie, l’État hébreu ayant jusqu’à présent fait preuve de retenue dans la crise ukrainienne dans laquelle il a même proposé ses bons offices (15).

0
Votre panier