Magazine Moyen-Orient

Les chefs de quartier en Turquie, figures originales de « gouvernement par le bas »

Les élections municipales du 31 mars 2019 en Turquie, avec notamment la « bataille d’Istanbul », ont remis sur le devant de la scène l’importance politique du local dans un pays pourtant centralisé. S’accumulaient depuis quelques années des signes forts de fermeture : répression suivant la tentative de putsch de juillet 2016, état d’urgence entre l’été 2016 et l’été 2018, changement de Constitution en avril 2017 instaurant un régime présidentiel… Ces signaux indiquent une concentration des pouvoirs sans précédent dans les mains de l’exécutif, ainsi que l’érosion des contre-pouvoirs. Dès lors, existe-t-il encore des espaces où peuvent se structurer de potentielles oppositions ?

Les premières élections de ce nouveau régime présidentiel – le scrutin local de mars 2019 – ont vu la victoire dans les plus grandes villes de l’opposition au Parti de la justice et du développement (AKP) (1). Alors que la concentration des pouvoirs n’a jamais été aussi forte, les espaces politiques locaux constituent des terrains où se structurent des oppositions, voire où elles peuvent prendre le pouvoir. Longtemps considérés comme insignifiants, les espaces locaux peuvent jouer un rôle de contre-pouvoirs – et pas seulement dans le sud-est du pays à majorité kurde, mais également dans les plus grandes métropoles.

Ce constat incite à changer l’échelle du regard. En effet, les municipalités ne sont pas l’unique espace local dans lequel les jeux de pouvoir s’avèrent plus complexes et nuancés qu’au premier abord – et les enjeux de pouvoir plus importants que prévu. Depuis qu’il est devenu président en 2014, Recep Tayyip Erdogan a remis à l’honneur des figures du local par excellence : les muhtar, ces chefs de quartier ou de village dont les seules prérogatives sont administratives. Le président les invite régulièrement en son palais, et prononce devant eux des discours de politique générale retransmis par les médias. Pourquoi fait-il appel à ces ­figures de terrain microlocales considérées comme insignifiantes, voire méprisées ? Ne s’agit-il que de l’une des mises en scène du pouvoir dont il est coutumier ? Au contraire, ce rituel nous renseigne sur l’exercice du pouvoir d’État au niveau local, mais aussi sur ses évolutions.

Des intermédiaires anciens de proximité

L’existence d’un maillage fin d’agents publics, au niveau de chaque quartier et de chaque village, est l’une des caractéristiques de l’espace post-ottoman. Instaurée dans les années 1830, l’institution des ­muhtar se retrouve sous des formes diverses dans différents pays de l’espace post-ottoman : au Liban, en Irak ou en Bulgarie. En Turquie, il s’agit de l’une des institutions les plus anciennes. Cette longévité est d’autant plus surprenante que les muhtar peuvent apparaître comme un résidu du passé appelé à disparaître dans un cadre plus général qui, lui, a changé. Les ­muhtar sont difficiles à catégoriser, car ils ont un statut hybride dans le système politico-administratif. Ils ne sont pas des fonctionnaires comme les autres. Dans l’exercice de leurs fonctions, ils sont agents publics. Leur mission consiste à assister localement l’administration d’État – tenir l’état civil, contribuer au maintien de l’ordre, à la conscription et au repérage des personnes recherchées. Cependant, les muhtar se distinguent des fonctionnaires à plusieurs niveaux : du fait qu’ils sont élus, donc transitoires, du fait de l’absence de professionnalisation, et du fait que leur indemnité est longtemps restée bien en deçà du salaire minimum, ne leur permettant pas de se passer d’autres revenus.

Ces éléments rapprochent les muhtar des élus locaux. Mais là encore, ils ne sont pas comme les autres, car ils sont rattachés à l’appareil d’État central. Ils n’ont pas de compétences locales, ni la prérogative de représenter la population. Enfin, ils ont été plus élus avec une étiquette partisane depuis le coup d’État de 1980, mais sur des logiques avant tout microlocales. Les ­muhtar se situent quelque part à mi-chemin entre fonctionnaires territoriaux et élus locaux.

Par leur position originale, les muhtar sont les agents publics les plus en lien avec les citoyens. D’abord géographiquement, puisqu’ils se trouvent à une échelle microlocale, celle du village ou du quartier. Ensuite socialement – ils sont plus proches des habitants que les autres agents publics et les autres élus, par exemple en matière d’éducation ; ils sont les officiels qui « ressemblent » le plus aux habitants. Enfin, en termes de proximité relationnelle, dans la mesure où les quartiers (ou les villages) constituent des milieux d’interconnaissance relative dans lesquels habitants et commerçants se connaissent et commèrent. Il ne s’agit pas de revenir à une vision surannée et réifiante de la « ville orientale » ou de la « ville musulmane », dont les quartiers ont longtemps été considérés comme des ensembles réduits, homogènes, autonomes, où tout le monde se connaît, et où s’exerce un fort contrôle social. Cependant, il existe une proximité relationnelle : dans un quartier même grand – les plus grands mahalle peuvent héberger plusieurs dizaines de milliers d’habitants, les plus petits quelques centaines –, il y a une interconnaissance relative, c’est-à-dire qu’il est possible pour le muhtar d’obtenir des informations sur tout un chacun avec un nombre limité d’intermédiaires de confiance.

À propos de l'auteur

Élise Massicard

Directrice de recherche au Centre de recherches internationales (Sciences Po/CNRS) ; auteure de Gouverner par la proximité : Une sociologie politique des maires de quartier en Turquie (Karthala, 2019).

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