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Les chefs de quartier en Turquie, figures originales de « gouvernement par le bas »

C’est de cette position sociale et institutionnelle originale que découle la fonction du muhtar dans le gouvernement, elle aussi spécifique. L’une des attributions centrales du muhtar est de produire des certificats : de bonnes mœurs sous l’Empire ottoman, de résidence ou de pauvreté encore de nos jours. Son rôle se distingue de celui d’un guichetier d’une administration classique : alors que celui-ci doit vérifier la présence de documents attestant d’une situation, le muhtar produit lui-même ces attestations. Il ne le fait pas sur la base d’autres documents officiels, mais de sa connaissance (supposée) des conditions de vie quotidienne des habitants. Il est le garant officiel le plus direct de la vie quotidienne de l’individu ; c’est son témoignage qui va servir de base à la production de papiers officiels. Ce rôle dans l’identification des personnes dans le besoin se comprend dans un contexte où le travail au noir est estimé à environ 35 % de l’activité, ce qui complique l’évaluation de la pauvreté sur des critères formels. C’est dire que les attributions officielles du muhtar reposent moins sur une compétence bureaucratique que sur sa connaissance supposée de la population locale et son accès privilégié à celle-ci.

Du fait de cette proximité, le muhtar représente un contact entre les citoyens et l’État. Il apparaît comme un intermédiaire institutionnalisé, c’est-à-dire une figure de continuité entre ordre officiel et sociétés locales. Il révèle une forme de gouvernement indirect. La présence, à travers le territoire, de ces intermédiaires institutionnalisés, sur lesquels l’État n’exerce qu’une prise partielle, puisqu’ils restent inscrits dans leur société locale, relativise l’idée d’un État turc fort, moderne et bureaucratique. L’appareil d’État ottoman, puis la République de Turquie ont mis en place une administration bureaucratisée, mais aussi, et dans le même temps, institutionnalisé des intermédiaires.

Beaucoup considèrent que les muhtar sont appelés à disparaître. Pourtant, de nombreux éléments récents contredisent cette lecture : à l’heure où la bureaucratisation se renforce avec l’avènement de bases de données et l’informatisation des démarches, les muhtar sont non seulement toujours là, mais aussi massivement sollicités par les habitants et par les institutions – par exemple pour la gestion de la pandémie de Covid-19. Cela indique que bureaucratie et intermédiaires ne sont pas des vases communicants ; au contraire, ils coexistent sur la durée.

Des effets politiques ambigus

Ce dispositif génère des effets ambigus. D’un côté, il facilite l’accès des citoyens aux administrations et contribue à leur socialisation administrative ; il produit l’image d’une administration accessible, à l’écoute de l’habitant et souple. D’un autre côté, cette familiarité ouvre la possibilité d’arrangements. Le muhtar entretient la représentation d’un État négociable – et donc la demande d’intercession, voire de passe-droits, ce qui sort la relation institutionnelle de l’ordre de la règle et de la neutralité.

La proximité géographique et sociale a pour effet de diminuer la « distance » de l’État, le rendant moins lointain et moins « imposant ». Par la proximité sociale des muhtar et leur insertion dans la société dans laquelle ils agissent, les normes et les pratiques qui sous-tendent leur action sont proches de celles des habitants. Ainsi, dans les quartiers autoconstruits ­(gecekondu), les muhtar ont en général eux-mêmes, comme la grande majorité des habitants, vécu dans l’habitat informel. Ce vécu commun de l’illégalité produit une connivence et un rapport à la « débrouille » nettement plus difficiles à établir avec un fonctionnaire, représentant du « droit ». D’une manière générale, le muhtar est souvent considéré par les habitants comme partageant leur cadre de vie, mais aussi des valeurs.

De ce fait, les habitants peuvent faire appel aux muhtar pour apprivoiser la bureaucratie. Les citoyens maîtrisant mal l’écrit ou nourrissant un sentiment d’incompétence administrative peuvent préférer recourir au face-à-face avec cet interlocuteur qu’est le muhtar pour mieux se « débrouiller » face à l’administration. La relation directe permet d’échapper aux difficultés de l’écrit ou du numérique. Les muhtar sont d’ailleurs peu sollicités par les groupes éduqués, qui remplissent un formulaire papier ou accomplissent des démarches sur Internet sans difficulté. Au contraire, les citoyens les moins éduqués, les moins dotés, ou dont la mobilité géographique est réduite, sont ceux qui y font le plus appel. Ils leur demandent de l’aide pour remplir un dossier administratif ou conseil sur la manière d’accomplir une démarche. Les muhtar passent une bonne partie de leur journée à accompagner les habitants dans leurs démarches, à expliciter tous types de procédures. Ils contribuent à rendre lisible le fonctionnement des institutions.

L’intrication entre les relations administratives et des liens d’interconnaissance induit une certaine souplesse dans les relations entre habitants et muhtar. Ces dernières ne se réduisent pas à des rapports bureaucratiques centrés sur des procédures administratives. Elles se caractérisent par une forme de convivialité. L’interaction commence souvent par un échange de nouvelles. En général, les muhtar humanisent les relations avec les administrés. En ce sens, ils se distinguent du bureaucrate anonyme, impersonnel et distant. Conséquence importante de cette personnalisation : on peut facilement exposer au muhtar son cas particulier, demander une aide personnalisée, voire prêcher sa cause.

À propos de l'auteur

Élise Massicard

Directrice de recherche au Centre de recherches internationales (Sciences Po/CNRS) ; auteure de Gouverner par la proximité : Une sociologie politique des maires de quartier en Turquie (Karthala, 2019).

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