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Les chefs de quartier en Turquie, figures originales de « gouvernement par le bas »

On peut ainsi penser que si l’exécutif a réinvesti les muhtar, c’est pour les arrimer plus fermement à l’État, et faire pencher leur loyauté du côté des institutions. Les muhtar ont longtemps été relativement autonomes et peu contrôlés par la hiérarchie étatique, et très en prise sur les logiques locales. Ces dernières années, la prise qu’exercent sur eux les logiques institutionnelles s’accroît, et leur autonomie se réduit. Interventionnistes, les pouvoirs publics ont réinvesti les questions locales dont s’occupent les muhtar. Cet arrimage croissant des muhtar aux logiques d’État inclut également une revalorisation sans précédent de leur indemnité, désormais supérieure au salaire minimum, ainsi qu’une amélioration des conditions d’exercice de leur fonction.

Si l’État tente de s’arrimer plus fermement les muhtar, il n’entend pas le faire sur un mode bureaucratique, mais au contraire en tirant parti de leur spécificité. Les discours que prononce Recep Tayyip Erdogan devant des parterres de muhtar sont à cet égard parlants : il les incite à continuer à prendre le thé avec les habitants. À l’été 2015, dans le contexte de la reprise des affrontements armés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), il les appelait à surveiller les citoyens, voire à rapporter aux autorités tout ce qui se disait dans les maisons. Ce faisant, il faisait appel à la dimension personnalisée, voire intrusive de cet intermédiaire. À travers ces figures inscrites dans les relations sociales et témoins de phénomènes qui ne sont pas consignés dans les registres, l’exécutif ambitionnerait donc d’accéder à des informations privées, invisibles à la raison administrative. S’agit-il alors de transformer les muhtar en indicateurs dans un dispositif de surveillance potentiellement totalitaire ?

Cette ambition semble peu réaliste. Les habitants n’associent pas toujours les muhtar au gouvernement central. Au-delà de leur position administrative, ces derniers jouissent d’autres formes de loyauté locale. C’est précisément parce que leurs liens avec les ordres nationaux et officiels sont relativement ambigus qu’ils jouissent d’une légitimité locale. Il est donc réducteur de ne voir dans les muhtar qu’un bras avancé de l’État au microlocal. Les reconfigurations à l’œuvre du statut des muhtar et de leur place dans le gouvernement ne sont pas exemptes d’ambiguïtés ; le pouvoir est ici sur la corde raide.

Note

(1) Si l’AKP arrive en tête dans 15 métropoles, 761 districts et 24 chefs-lieux de provinces, restant la première force politique locale, il perd la direction de grandes villes comme Istanbul et Ankara, remportées par le Parti républicain du peuple (CHP). On notera toutefois que, dans les deux cas, l’AKP reste majoritaire dans les conseils municipaux.

Photo en première page : © Shutterstock/Dragoncello

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°52, « Les Frères Musulmans. Une organisation à l’épreuve du pouvoir », Octobre-Décembre 2021.

À propos de l'auteur

Élise Massicard

Directrice de recherche au Centre de recherches internationales (Sciences Po/CNRS) ; auteure de Gouverner par la proximité : Une sociologie politique des maires de quartier en Turquie (Karthala, 2019).

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