Magazine Moyen-Orient

Dubaï, rencontre avec une ville mondiale d’un nouveau type

Sa devise repose sur un message simple : l’excellence et la démesure, être le premier en tout et repousser les limites du possible, comme bâtir des îles artificielles en forme de palmiers ou du monde ou construire des pistes de ski en plein désert. Pour s’illustrer dans sa course à la compétition des villes globales, Dubaï collectionne les records : le port de Djebel Ali est le plus grand port artificiel en eaux profondes ; Dubai Airport, le plus vaste aéroport ; Burj al-Arab, l’hôtel le plus luxueux ; Burj Khalifa, la plus haute tour du monde ; Dubai Mall, le plus grand centre commercial, etc.

Avec un savant mélange de libéralisme et de capitalisme d’État, la « ville-entreprise », sous la direction de son « émir-PDG », développe une « économie de la fascination » grâce à un urbanisme spectaculaire. Les paysages urbains deviennent le vecteur d’une ambitieuse stratégie de marketing urbain pour lui assurer une visibilité internationale. Elle forge des paysages globalisés pour promouvoir un nouveau modèle d’urbanité fondé sur une société ultraconsumériste et de loisir, et sur une forte consommation énergétique (climatisation et dessalement de l’eau de mer), permise par le faible coût des hydrocarbures. Entourée d’un environnement désertique, Dubaï va s’acharner à combler ce vide par la production d’un territoire mondialisé, quitte à ce qu’il soit artificiel et à ce qu’il soit conquis sur la mer ou arraché aux cieux. Quitte aussi à importer des modèles de paysages d’ailleurs et proposer ainsi un exotisme global et instantané : des malls, des parcs d’attractions, de nouveaux quartiers déclinent à l’envi cette diversité. La ville port, ouverte sur le monde et les échanges, hérite de sa tradition commerciale une certaine facilité à importer de nombreux modèles.

Mais elle ne se limite pas à une simple copie, elle va amplifier le modèle, en raison de son goût de la démesure et de son obsession de l’échelle mondiale. Progressivement, Dubaï se met à exporter, avec ses grandes firmes parapubliques Emaar et Dubai Ports World, ses propres modèles urbains et son mode de gestion des infrastructures (ports, zones franches…) hors de son territoire, vers la région et au-delà.

La dimension transnationale de la ville s’exprime aussi par la vigueur des flux d’épargne des migrants : les Émirats arabes unis se placent au deuxième rang mondial des pays émetteurs de remises (44 milliards de dollars en 2018), après les États-Unis. Ce chiffre est considérable pour un État de seulement 10 millions d’habitants. Jouant sur sa stabilité, son climat favorable aux affaires et ses mœurs libérales dans un Moyen-Orient affaibli par les crises et les conflits, Dubaï est devenue un nœud de l’économie mondiale. Elle est aussi devenue un haut lieu du divertissement de la jet-set mondialisée, notamment des pays émergents, et la plaque tournante de nombreux trafics (drogue, prostitution, blanchiment d’argent). Le secret du succès de Dubaï tient au fait qu’elle a su attirer des gens différents, venus du monde entier.

<strong>La conurbation Dubaï-Sharjah-Ajman</strong>

Une ville cosmopolite paradoxale et ultra urbaine

Dubaï détient le record de la diversité urbaine mondiale : les étrangers y représentent la majorité de la population. Ils proviennent du monde entier, plus de la moitié étant originaires de l’Asie du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh, Népal, Sri Lanka). La ville draine à la fois une main-d’œuvre peu qualifiée (ouvriers de la construction, domestiques) et des personnes très diplômées. Malgré cette diversité extrême, peut-on parler de ville cosmopolite dans un contexte politique qui refuse l’intégration des étrangers ? Aux Émirats arabes unis, le séjour des étrangers est traditionnellement contraint par le système de la kafala, qui place l’étranger sous la dépendance d’un garant répondant de sa présence sur place. Il a pu conduire à de nombreux abus. Le visa de résidence de courte durée est associé au permis de travail. Lorsque celui-ci expire, l’étranger a un mois pour quitter le territoire. En outre, l’accès à la nationalité est réduit : il est réservé à quelques personnes haut placées qui ont su gagner les faveurs de la famille régnante. L’immigration est pensée comme temporaire, et les politiques migratoires conçues pour que les gens ne s’installent pas durablement.

Ce modèle n’a pas toujours dominé : jusqu’à la fermeture à la fin des années 1970, certains étrangers, venus des pays arabes ou d’Iran, ont pu accéder à la citoyenneté, la naturalisation étant prévue par la loi. Les richesses pétrolières et la massification des flux migratoires ont conduit ensuite à l’arrêt du système. L’accès à la nationalité d’un trop grand nombre de migrants pourrait menacer le pouvoir de la famille royale et fragiliser le pacte social établi avec les citoyens (accès privilégié à l’emploi, à l’éducation, à la santé et à la propriété).

<strong>Dubaï, une ville-monde au coeur du golfe Persique</strong>

Cette précarité du statut des étrangers fait de Dubaï une « cité temporaire » et de la plupart de ses habitants, « des gens de passage ». Pour ses résidents les plus pauvres, le territoire de l’intime se résume à l’espace étriqué de leur lit. C’est une ville peuplée majoritairement d’adultes masculins (70 %), presque sans morts ni cimetières. Ses formes spatiales sont dominées par la figure du sas, du filtrage, comme dans un aéroport, à l’image de la passerelle qui conduit du métro au Dubai Mall. Pourtant, certains habitants parviennent à déjouer ces politiques migratoires et s’installent dans cette précarité, avec l’avènement de secondes ou troisièmes générations qui développent un attachement fort à la ville.

À propos de l'auteur

Delphine Pagès-El Karoui

Professeure de géographie au département d’études arabes de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)
et membre du Centre d'études et de recherche Moyen-Orient Méditerranée (CERMOM).

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