Il faut aussi bien s’entendre sur le terme de « puissance ». Si vous entendez par puissance le contrôle total et la gestion d’un territoire, alors les cartels mexicains ou sud-américains sont plus puissants que la ‘Ndrangheta. Mais si vous entendez le développement d’un réseau et la capacité à avoir un monopole sur un trafic donné — ce qui est le cas pour la ‘Ndrangheta avec le trafic de cocaïne en Europe — permettant de générer un capital financier important, alors les affiliés de la ‘Ndrangheta font, selon moi, probablement partie de l’organisation criminelle la plus puissante du monde.
Comment expliquer que la ‘Ndrangheta ait pu devenir aussi puissante ? Comment a-t-elle pu surpasser les autres mafias italiennes ?
Plusieurs facteurs expliquent l’évolution de la ‘Ndrangheta, notamment par rapport aux autres mafias.
Prenons d’abord le cas de la puissante Cosa Nostra. Il faut savoir que cette dernière a commis une erreur très importante qui a entrainé son déclin. En effet, dans les années 1990, l’organisation sicilienne a décidé de frapper directement l’État italien. La nomination du juge Giovanni Falcone en 1979 au sein de l’équipe antimafia du parquet de Palerme a amené la Cosa Nostra à développer des stratégies plus ou moins terroristes, avec notamment des attaques à la bombe visant les représentants de l’État. Le juge Falcone, qui est à l’origine du maxi-procès de Palerme en 1986, sera d’ailleurs assassiné le 23 mai 1992 lors du massacre de Capaci (1), comme son collègue Paolo Borsellino deux mois après. Ce type d’action a entrainé une réponse extrêmement ferme des autorités italiennes avec la mise en place d’un régime spécial dans les prisons ou le lancement d’investigations de grande envergure. Cela a entrainé l’affaiblissement de la Cosa Nostra.
Du côté de la Camorra, dans la région de Naples, la situation est différente. La Camorra est en effet une organisation puissante et violente, mais sa structure interne est peu sophistiquée. Cette organisation criminelle est ainsi marquée par un rapide changement de génération et les dirigeants de la Camorra sont de plus en plus jeunes (2). Cela ne permet pas à cette organisation de consolider son pouvoir.
En comparaison, les dirigeants de la ‘Ndrangheta ont tous aujourd’hui plus ou moins la soixantaine. Il existe donc une ligne de commandement très différente de ce qui se fait à la Camorra. Cette différence est d’autant plus notable que les dirigeants de la ‘Ndrangheta savent allier à la fois l’innovation et le respect de la tradition.
Du côté de la Cosa Nostra, il y a généralement toujours eu un capo de tutti capi, un « chef de tous les chefs », capable de trancher et de prendre des décisions concernant l’ensemble des affiliés. Concernant la Camorra, il s’agit d’une structure atomisée et divisée. En revanche, la ‘Ndrangheta s’est dotée d’une structure différente, une structure plus agile et plus hiérarchique. Elle possède ainsi une sorte de tribunal constitutionnel qui a pour mission de gérer strictement les règles intérieures à l’organisation. Chaque groupe peut gérer son territoire comme il l’entend, mais se doit de respecter les règles de l’organisation pour être pleinement intégré à la ‘Ndrangheta. Si ces règles ne sont pas respectées, il y aura alors un jugement et une sanction. Il faut à ce sujet, se rappeler du cas de Carmello Novella, un personnage important de la ‘Ndrangheta à Milan, qui a déclaré qu’il pouvait séparer la branche lombarde de la ‘Ndrangheta du reste de l’organisation, et qui a été éliminé en 2008.
Quels sont les principaux secteurs d’activité de la ‘Ndrangheta ? D’où tire-t-elle ses principaux revenus ?
Dans les années 1970/1980, la ‘Ndrangheta était tristement connue pour les enlèvements de personnes. Grâce aux nombreuses montagnes présentes dans la région — des montagnes particulièrement difficile d’accès —, l’organisation pouvait faire des kidnappings et emmener les otages dans les montagnes. Il était alors très difficile pour la police de monter des opérations pour retrouver ces personnes. Outre les kidnappings, la ‘Ndrangheta était également très active dans l’infiltration de l’économie locale, en particulier dans les travaux publics.
Puis, dans les années 1990, la ‘Ndrangheta a compris que le marché de la drogue connaissait une forme de changement. Ils ont alors investi le marché de la cocaïne, grâce aux communautés de Calabrais présents depuis plusieurs générations en Amérique latine. À l’aide de ces réseaux, ils ont commencé à importer des quantités de plus en plus importantes de cocaïne vers l’Europe. Le développement de cette activité a marqué un tournant, contribuant à l’augmentation exponentielle de la puissance économique de la ‘Ndrangheta (3). En parallèle, l’organisation calabraise a également développé son infiltration dans le marché des travaux publics, dans le Nord de l’Italie, mais aussi ailleurs dans le monde. Grâce à son « armée » de consultants, d’avocats, d’experts-comptables, la ‘Ndrangheta est de plus en plus en capacité de gérer des fonds publics européens, ce qui constitue une source de revenus conséquente. L’assassinat en février 2018 du journaliste slovaque Jan Kuciak, qui enquêtait sur des liens entre la ‘Ndrangheta et des hommes politiques slovaques, illustre bien l’infiltration de la mafia calabraise en dehors d’Italie (4).
Enfin, le blanchiment d’argent constitue une activité très importante de la ‘Ndrangheta (5). L’économie légale est clairement une cible de l’organisation calabraise, qui cherche à gérer une partie de cette économie. Certains secteurs sont particulièrement visés : la distribution, la logistique ou l’immobilier.
Est-ce que la ‘Ndrangheta est également active dans d’autres domaines « traditionnels » des organisations criminelles, tels que le trafic d’armes ou la prostitution ?
La ‘Ndrangheta est active dans le trafic d’armes, mais c’est une organisation qui n’aime pas être impliquée dans la prostitution. La ‘Ndrangheta considère que le travail de maquereau n’est pas un travail respectable. Cela ne les empêche pas d’avoir des relations très proches avec d’autres organisations criminelles — la mafia albanaise notamment — qui sont très actives sur le marché de la prostitution.
Alors qu’elle serait aujourd’hui implantée dans de nombreux pays, elle est considérée comme la mafia numéro un en Allemagne. En effet, selon Frank Lippert, expert chargé de la criminalité organisée au sein de la police allemande (BKA), en 2020, sur les 770 membres de mafias italiennes identifiés sur le territoire allemand, plus de 500 appartenaient à la ‘Ndrangheta (6). Qu’en est-il réellement de l’implantation de la ‘Ndrangheta en dehors d’Italie ? Où est-elle la plus implantée et qu’en est-il de son influence réelle dans ces pays ?
Le cas de l’Allemagne est en effet très intéressant. Le procès qui a eu lieu dans l’état de Thuringe illustre bien l’implantation de la ‘Ndrangheta dans ce pays au niveau local. L’Allemagne est particulièrement importante pour l’organisation calabraise. Ce pays possède une forte communauté calabraise et le système judiciaire et pénal allemand n’est pas très adapté à la lutte contre les organisations mafieuses, ce qui constitue un terreau favorable au développement des activités de la ‘Ndrangheta.
La mafia calabraise est également fortement implantée au Canada et en Australie, où l’immigration calabraise est très ancienne. Les membres locaux ont toujours des rapports avec l’organisation-mère en Calabre et gèrent sur leur marché local le trafic de drogue et l’infiltration dans l’économie locale, via le blanchiment notamment.
Dans le Bénélux, la place centrale qu’occupent les ports de Rotterdam et Anvers dans le trafic de drogue implique également la présence de la ‘Ndrangheta, en lien avec d’autres organisations criminelles.
