Magazine Moyen-Orient

Tunisie : Ennahdha face à ses contradictions

De fait, sur le fond de la crise politique de l’été 2013 et du coup d’État contre les Frères musulmans en Égypte, Ennahdha a repensé sa stratégie. En vue d’une continuité après la coalition tripartite de la troïka, à la fin de l’année 2012, Rached Ghannouchi s’est rapproché de Nidaa Tounes, qui réunissait d’anciens cadres du régime de Zine el-Abidine ben Ali (1987-2011) et du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), et des personnalités économiques. Ces négociations ont conduit à la participation d’Ennahdha aux gouvernements qui suivirent – Habib Essid (février 2015-août 2016) et Youssef Chahed (août 2016-février 2020) – sous la condition de sa « spécialisation », que le mouvement annonce lors du Xe Congrès. Ce terme promeut la sortie de l’islamisme et la prise de distance du prêche religieux et du travail social pour s’inscrire dans une démarche civile. Cette « spécialisation » implique-t-elle un changement de structure ? La différenciation au sein d’Ennahdha entre militants politiques et religieux ? Ou la mise à l’écart de ces derniers ? La réponse vient en partie de l’ancien numéro deux, Abdelhamid Jelassi, qui a précisé en 2016 que le parti manquait de cohérence idéologique : « Nous avons ratifié des motions, mais sans les transformer en culture générale commune. Le corps du mouvement vit à différentes époques ; nous sommes divisés en différentes strates. »

Dans le contexte de la lutte mondiale contre le terrorisme, ­Ennahdha se propose de montrer qu’il se distingue des extrémistes. Dès lors, la « spécialisation » vient ajouter une référence inédite, celle de la démocratie chrétienne. Le rapport de son Xe Congrès note qu’Ennahdha vise à créer un « vaste courant de “démocrates musulmans” qui rejettent l’opposition entre les valeurs de l’islam et les valeurs contemporaines ». Même si la nouvelle terminologie (« islam démocratique » et « démocrates musulmans ») tente d’évaluer la sortie d’Ennahdha de l’islamisme, l’idée d’une « inspiration religieuse » de la politique n’impose pas une séparation entre le spirituel et le temporel.

D’ailleurs, le président du Conseil consultatif lors du Xe Congrès, Fathi Ayadi, témoignait en 2017 : « Nous n’avons pas abandonné la pensée islamique. Nous adoptons une pensée islamique démocratique, nous sommes donc un parti démocratique islamique. La pensée islamique et les sources islamiques sont liées à nous et nous ne les rejetons pas. Maintenant, nous apprenons à nous connecter au pays et à participer à son avenir en tant que parti démocratique islamique. » Député Ennahdha et membre du Conseil consultatif, Ajmi Lourimi a déclaré également en 2017 : « Je ne pense pas qu’Ennahdha sera un parti laïque, mais selon mon interprétation de l’islam, l’islam crée sa propre laïcité. » En dépit de ces discours, au niveau local, ce projet de « spécialisation » a eu peu d’impact. Ahmed Lamari, secrétaire général d’Ennahdha à Médenine (est du pays), témoignait en janvier 2020 que la « réalité du terrain ne permet pas la mise en place et l’aboutissement de toutes les idées du parti », que le « plan de réforme reste dans les tiroirs ».

Distinction ou rupture avec le mouvement de prédication ?

La « spécialisation » s’impose comme une distribution des tâches : « Les frères qui veulent travailler doivent choisir entre les deux [la politique et la prédication] », selon Fathi Ayadi. En 2017, elle n’avait pas été appliquée au niveau de la structure organisationnelle d’Ennahdha, qualifiée par ­Abdelhamid Jelassi de « chantier en cours d’élaboration ». Après quarante ans de militantisme, les membres étaient censés choisir leur domaine d’activité. Pourtant, le projet de « spécialisation » n’a pas conduit à une modification de la structure interne du mouvement. Pourquoi ? 

D’abord, pour des raisons de gestion du mouvement, car un changement structurel aurait impliqué une décentralisation des pouvoirs entre acteurs politiques et religieux. Cela aurait impacté les dynamiques actuelles où Rached Ghannouchi et le bureau exécutif qu’il a formé et dissous (de son propre gré) représentent le noyau décisionnel. De fait, Abdelhamid Jelassi témoignait en 2020 que les motions du Xe Congrès n’avaient pas été traitées : « C’est voulu […], c’est la centralisation excessive. » Ensuite, cela pourrait indiquer ­qu’Ennahdha cherche à conserver une « double appartenance » en tant que parti politique et mouvement religieux, afin de maintenir l’unité des militants et son influence auprès des masses (4). Enfin, l’imbrication entre le politique et la prédication permet le multipositionnement des membres. De fait, depuis 2014, les dirigeants prédicateurs ne sont plus sur le devant de la scène, comme ce fut le cas après 2011 quand des noms connus (Habib Ellouze, Sadok Chourou) ont intégré l’Assemblée nationale constituante comme députés. Mais tant qu’il n’y a pas de structure claire qui permet de différencier l’aile politique de celle de prédication, les militants travaillent ensemble au sein du Conseil consultatif du parti. D’où la remise en question de l’effectivité d’une telle mutation.

En guise d’exemple, après 2011, un réseau d’associations a été fondé par des militants d’Ennahdha agissant dans de multiples domaines gérés par des membres actifs également en politique. À Médenine, ces associations ont des profils distincts : de charité, à caractère général, consacrée aux femmes ou formant les cadres d’Ennahdha dans les municipalités. Au niveau national, le parti a des associations sur les campus : après 2011, l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE) et les Étudiants d’Ennahdha ont facilité l’entrée de l’islam dans le milieu universitaire. Ces étudiants forment une main-d’œuvre politique et garantissent un contact direct avec des citoyens qui peuvent se politiser par le biais des associations.

À propos de l'auteur

Anca Munteanu

Docteure en science politique, chercheuse associée au CNRS (ERC TARICA, « Changements politiques et socio-institutionnels en Afrique du Nord ») ; ses travaux portent sur les formations islamistes Ennahdha (Tunisie) et le Parti de la justice et du développement (PJD, Maroc).

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