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Penser la guerre. Raisonnement stratégique et analogies

Le raisonnement analogique à visée stratégique peut être illustré de nombreuses manières dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et de la confrontation entre la Russie, l’Europe et les États-Unis. La plus évidente est celle mobilisée par le Kremlin entre le pouvoir ukrainien et les nazis. On n’occupera pas le peu de place qui nous est attribué ici à réfuter la pertinence de cette analogie ; elle est, en Occident du moins, l’un des éléments du discours russe qui convainc le moins. Elle semble d’ailleurs avoir avant tout une fonction de légitimation interne de l’intervention russe et de mobilisation de la société, par la référence à la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945. L’analogie avec les nazis, quand elle fonctionne à l’extérieur, relève du bonus. De manière symétrique et souvent en réaction à la propagande russe, l’analogie entre Adolf Hitler et Vladimir Poutine, du point de vue de la conception du pouvoir, de la psychologie, du comportement brutal, de l’utilisation indiscriminée de la force, etc. est assez régulièrement mobilisée à « l’Ouest », de manière explicite ou implicite. Très souvent, ces analogies font l’objet de raisonnements sommaires et qui s’embarrassent assez peu de démonstrations. Il s’agit donc, plus ou moins consciemment, selon les cas, d’utiliser la référence à Hitler et aux nazis à des fins de délégitimation de l’adversaire et de justification des actions préconisées plutôt que d’essayer de comprendre comment fonctionne le président russe. En revanche, le parallèle entre l’action de la Russie en Ukraine et celle de l’Allemagne dans les années 1930, du point de vue stratégique, quand il se concentre sur la manœuvre dite « de l’artichaut » (1), ne ressortit pas au raisonnement analogique à visée stratégique. Il vise au décryptage d’une logique d’action par l’argumentation d’une analogie plus solide.

Le raisonnement par analogie à visée analytique est principalement mobilisé par les commentateurs politiques et les analystes spécialisés. Ceux-là ne choisissent pas nécessairement les mêmes analogies historiques pour éclairer une même situation cible, et parfois les analogies elles – mêmes sont objets de débat. Cela pose le problème des raisons de mobiliser telle analogie plutôt que telle autre. Parfois, on mobilise une analogie non parce qu’on a abouti à la conclusion que les situations de référence et cible se ressemblent sous tel ou tel aspect, mais pour donner du crédit à une conclusion posée a priori. L’analogie n’aide plus alors à interpréter, elle n’est là que pour illustrer un propos et l’appuyer de son autorité. Par – delà le choix de la situation de référence, se pose également le problème des éléments que l’on sélectionne pour fonder une analogie entre deux situations historiques. On trie toujours dans le foisonnement de la réalité des éléments que l’on isole ensuite pour établir la similitude. La manière dont s’opère le tri et sa plus ou moins grande pertinence n’ont rien d’évident. Enfin, que peut-on légitimement conclure d’une analogie solidement argumentée ? On oublie souvent qu’à cette question complexe la réponse la moins probable est l’identité des situations historiques sous tous leurs aspects.

Une tribune d’Henri Guaino publiée en mai dans Le Figaro (2) a fait grand bruit et a été l’occasion d’un débat protéiforme avec le politologue spécialisé dans l’analyse internationale et stratégique Bruno Tertrais (3). Le propos de Guaino consistait à établir des analogies entre la situation internationale née de la guerre en Ukraine et l’état de l’Europe en juillet 1914 : « J’emprunte cette image au titre du livre de l’historien australien Christopher Clark sur les causes de la Première Guerre mondiale : Les Somnambules, l’été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre  ». Or, non seulement ce parallèle n’a rien d’évident, mais encore il ne semble pas le plus pertinent, pour de nombreuses raisons. C’est une grande partie de la réponse argumentée de Bruno Tertrais : « Le texte d’Henri Guaino nous invite à prendre du recul sur les événements d’Ukraine. Il a le mérite de convoquer l’histoire tragique du XXe siècle pour nous inciter à réfléchir aux conséquences de nos actions et de nos choix stratégiques. Ce faisant, toutefois, il se trompe d’analogie historique […]. »

Henri Guaino y affirmait en outre : « Si la guerre froide n’a pas débouché sur la troisième guerre mondiale, c’est parce qu’aucun de ses protagonistes n’a jamais cherché à acculer l’autre », négligeant ici le rôle joué par la dissuasion nucléaire réciproque dans l’équilibre instable entre les États-Unis et l’URSS durant la guerre froide. De manière générale, si des aspects partiels des relations entre les États-Unis, l’Europe et la Russie ou des dimensions de la guerre entre la Russie et l’Ukraine peuvent parfaitement être l’objet d’analogies avec des situations antérieures à la guerre froide, la configuration politique et stratégique internationale dans son ensemble, quand on cherche à en appréhender les éléments structurels fondamentaux, elle, ne le peut pas. La dissuasion nucléaire mutuelle entre l’OTAN et la Russie, qui n’existait pas lors des deux premières guerres mondiales, est un facteur beaucoup trop structurant des relations pour que l’on puisse le négliger en mobilisant des analogies où il n’entre pas en compte. Et outre, l’occultation de la dissuasion nucléaire réciproque et de ses effets politiques et stratégiques, les analogies avec 1914 ou 1939 tendent également à partir du principe qu’une guerre directe née de la guerre en Ukraine engendrerait évidemment une Troisième Guerre mondiale. C’est l’évidence non exprimée et a fortiori non argumentée qui pose ici un problème. Tout dépend bien sûr de la manière dont on définit concrètement le « mondial », mais le caractère mondial des deux guerres de 1914-1918 et de 1939-1945 était lié à l’extension des empires européens et aux alliances militaires, et celui de la guerre froide, sans guerre directe au « centre », à la diffusion planétaire de la compétition d’idéologies universalistes antagonistes. Ces caractéristiques sont-elles présentes dans la situation contemporaine ? Sinon, quels mécanismes rendraient éventuellement une guerre OTAN-Russie mondiale ? Les analogies ouvrent toujours sur de nombreuses questions…

Notes

(1) La « manœuvre de l’artichaut » consiste à poursuivre des objectifs limités et successifs par des actions fondées sur la surprise et la vitesse, suivies de phases de négociations pour faire retomber la tension. C’est la manœuvre employée par Hitler de 1936 à 1939.

(2) Henri Guaino, « Nous marchons vers la guerre comme des somnambules », Le Figaro, 12 mai 2022 (https://​www​.lefigaro​.fr/​v​o​x​/​m​o​n​d​e​/​h​e​n​r​i​-​g​u​a​i​n​o​-​n​o​u​s​-​m​a​r​c​h​o​n​s​-​v​e​r​s​-​l​a​-​g​u​e​r​r​e​-​c​o​m​m​e​-​d​e​s​-​s​o​m​n​a​m​b​u​l​e​s​-​2​0​2​2​0​512).

(3) Bruno Tertrais, « Non, Henri Guaino, face à la Russie nous avons les yeux grands ouverts », Le Figaro, 17 mai 2022 (https://​www​.lefigaro​.fr/​v​o​x​/​m​o​n​d​e​/​b​r​u​n​o​-​t​e​r​t​r​a​i​s​-​n​o​n​-​h​e​n​r​i​-​g​u​a​i​n​o​-​f​a​c​e​-​a​-​l​a​-​r​u​s​s​i​e​-​n​o​u​s​-​a​v​o​n​s​-​l​e​s​-​y​e​u​x​-​g​r​a​n​d​s​-​o​u​v​e​r​t​s​-​2​0​2​2​0​517).

Légende de la photo en première page : Si l’histoire permet d’exciper un certain nombre de principes et de voir les ruptures comme les continuités, son utilisation dans le cadre d’analogies se heurte aussi aux spécificités de chaque guerre. (© Kate Koreneva/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°160, « Char T-64 : le glaive de l’Ukraine », Juillet-Août 2022.
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