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La modernisation de la marine taïwanaise

À ce risque d’éparpillement financier s’ajoute celui du délai incompressible existant entre le lancement de la construction et l’arrivée à maturité de l’emploi des nouveaux navires. Le soutien militaire massif apporté à Kiev et les tensions sur les chaînes de valeur dans le domaine de l’armement (11) engendrent déjà des retards d’approvisionnements pour Taïwan ; une donnée que Taipei doit aujourd’hui prendre en compte alors que des programmes de construction de frégates et de sous – marins s’étalent sur plusieurs années. Et à ce délai s’ajoutera celui de la formation des équipages au maniement de ces nouveaux navires bien plus complexes à opérer. Cet effort de formation, sensiblement compliqué du fait de l’exclusion de Taïwan de tout exercice militaire naval avec des forces étrangères, se conduira sans la garantie certaine de pouvoir rattraper le niveau des équipages chinois acculturés depuis plusieurs années au combat en haute mer. Dans l’hypothèse d’un conflit situé entre 2024 et 2049, la marine taïwanaise pourrait voir son potentiel rapidement amoindri avec la perte des quelques navires de premier rang et des infrastructures ayant péniblement vu le jour. Taïwan risquerait également de perdre ses meilleurs équipages formés au maniement de ces navires, alors qu’elle fait face, comme beaucoup de pays d’Asie, au rétrécissement de son vivier de recrutement. Souffrant d’une démographie négative (12) et d’une conscription trop courte – quatre mois actuellement – pour former des marins au combat en haute mer, elle devra redoubler d’efforts pour trouver et fidéliser des marins compétents, sans avoir la certitude que leur action aura un effet militaire en cas d’invasion. Taïwan doit faire des choix capacitaires déterminants dans les mois à venir. Doit-elle maintenir sa volonté de mener une guerre de défense au large avec des navires de haute mer, ou se préparer à mener une guerre littorale avec des unités plus petites, mais plus nombreuses ? C’est de la réponse à cette question que découlera l’organisation future de la marine taïwanaise.

Notes

(1) « 2021 Quadriennal Defense Review », ministère taïwanais de la Défense, mars 2021, p. 19.

(2) Tso-Juei Hsu, « Taiwan to upgrade Kang Ding-class frigates with French assistance », Naval News, 4 février 2022. La moyenne d’âge des 26 frégates et destroyers taïwanais est de 36 ans.

(3) David Axe, « With old and new frigates, the Taiwanese navy could be sailing into a big mess », Forbes, 17 novembre 2021.

(4) Avec deux contrats passés en 2020 et 2022, Taïwan a acheté 100 dispositifs terrestres de lancement pour missiles Harpoon, dont près de 460 ont été acquis. Taïwan a également exprimé son souhait d’accélérer la production locale de missiles de croisière et antinavires.

(5) « Taiwan turns coast goard vessels into “ship killers” », Taiwan News, 28 mai 2022.

(6) Gabriel Honrada, « Taiwan’s homemade subs may or may not deter China », Asia Times, 19 juillet 2022.

(7) Tso-Juei Hsu, « Taiwan’s new domestic frigate projects hits roadblock », Naval News, 11 avril 2022.

(8) Amélie Ferey, « Par-delà le Moskva : la persistance du fait naval dans l’environnement stratégique », Briefings de l’IFRI, 6 juillet 2022.

(9) Stephen X. Li, « Why so little ? The curious case of Taiwan’s defense spending », University of Washington, 2020, p. 43-47. D’après les entretiens réalisés par l’auteur, la capacité de la Chine à écarter les États-Unis de leurs obligations vis-à-vis de Taïwan est bien plus dangereuse que la menace militaire chinoise, aux yeux des décideurs taïwanais.

(10) Le projet « Overall Defence Concept » du chef d’état-major Lee Hsi-min, présenté en 2017. Lee Hsi-Min et Eric Lee, « Taiwan’s Overall Defence Concept explained », The Diplomat, 3 novembre 2020.

(11) Bryan Harris, « Taiwan is buying US weapons, but Washington isn’t delivering them », Defense News, 30 août 2022.

(12) Michael Mazza, « Taiwan’s demographic crunch and its military implications », American Entreprise Institute, 24 janvier 2018.

Légende de la photo en première page : Les quatre destroyers de la classe Kee Lung sont les plus grosses unités taïwanaises. Version antiaérienne des Spruance, elles étaient destinées à l’Iran avant que l’US Navy ne les reprenne (classe Kidd) et les transfère à Taipei. (© US Navy)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°86, « Ukraine : les leçons de la guerre sur mer », Octobre-Novembre 2022.
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