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Les forces armées iraniennes sont-elles à la hauteur des ambitions du régime ?

Si la République islamique d’Iran reste très fragile sur le front intérieur, elle a su renforcer sa posture et son influence à l’extérieur, puisqu’elle s’impose désormais comme un acteur incontournable, reconnu comme tel par ses voisins et ses rivaux.

Le souci majeur de la République islamique consiste à demeurer indépendante (tant des Occidentaux que de la Chine et de la Russie, avec laquelle elle coopère étroitement) et à tenir à distance tous ses rivaux via une stratégie de dissuasion asymétrique et conventionnelle efficace, qui n’empêche pas la poursuite d’une confrontation clandestine avec les États-Unis, Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Pour ce faire, l’Iran s’est doté d’une industrie d’armement efficace pour copier et améliorer les matériels existants, mais qui ne lui permet pas encore de concevoir des armements radicalement nouveaux, sauf dans le domaine des missiles balistiques et des drones. 

Une structure bicéphale

Sur le plan militaire, la République islamique s’est dotée de deux armées parallèles et complémentaires (voir tableau page suivante). D’une part, le corps des Gardiens de la révolution (le Sepah — littéralement la « Légion » — : les fameux Pasdaran) chargé de garantir la survie du régime, d’où son éparpillement dans les provinces et les principales villes du pays. Cette garde prétorienne fortement idéologisée, responsable de la défense des sites les plus sensibles (nucléaires, balistiques et liés au pouvoir), capte l’essentiel du budget militaire, les conscrits les mieux éduqués, l’intégralité des missiles balistiques, de même que les armements les moins anciens ; elle dispose en outre d’un vaste réservoir de forces à travers le corps des bassidjis. D’autre part, l’Armée régulière (Artesh) est chargée d’assurer la défense de frontières, de l’espace aérien et des approches maritimes. Le service militaire est censé y être plus rude, l’entraînement plus dur, les conditions de vie plus spartiates, mais l’efficacité plus grande. Ses matériels très largement obsolètes limitent toutefois ses capacités offensives. 

À ces deux armées parallèles s’ajoutent les gardes-frontières chargés de protéger les points de passage avec les sept pays limitrophes, mais aussi de lutter contre les trafics en tous genres, et plus particulièrement les trafiquants de drogue venant d’Afghanistan et du Pakistan. 

Des vulnérabilités structurelles 

La coexistence de deux forces armées parallèles est source de rivalités et de frictions, même si les Gardiens de la révolution gardent la haute main sur les décisions financières et stratégiques, notamment l’attribution des armements les plus modernes (drones et missiles). Les postes clés, notamment autour du chef d’état-major des armées, sont trustés par des pasdarans. Le ministre de la Défense et ses services, confiés à des généraux de l’armée régulière, sont cantonnés dans un rôle organisationnel et logistique. Les responsables de l’armée régulière fustigent régulièrement le manque de professionnalisme de certaines unités de pasdarans (comme lors de la destruction par erreur du Boeing d’Ukraine International Airlines le 8 janvier 2020), notamment lors de l’assassinat de scientifiques iraniens attribués aux services secrets américains et israéliens. De leur côté, les pasdarans se méfient des forces aériennes à l’origine de deux tentatives de coup d’État au début de la révolution islamique (1). 

Les capacités de déni d’accès aérien sont structurellement insuffisantes, même si les Iraniens disposent de capacités de brouillage GPS et d’importants moyens en guerre électronique et en cyber-offensif. L’Iran dispose en effet d’un nombre trop limité de systèmes antiaériens performants, qui lui permet tout juste de protéger les sites les plus sensibles liés au pouvoir (autour de Téhéran) et aux programmes nucléaire et balistique. Même les bases aériennes et navales ne disposeraient pas de systèmes de protection suffisamment efficaces. Les pilotes semblent manquer d’entraînement pour les vols d’interception nocturne. De fait, l’espace aérien iranien est considéré comme un vaste gruyère au sein duquel il paraît assez facile de se faufiler, d’autant plus que le territoire aride et montagneux pullule de canyons et vallées escarpées qui sont autant de portes d’entrée pour des raids aériens conduits par des aviations bien entraînées disposant de chasseurs furtifs et d’importants moyens de guerre électronique. 

La totalité des armements iraniens (chars, blindés, artillerie, aéronefs, navires) date de l’époque du Chah ou de la guerre Iran-Irak (1980-88). S’ils firent merveille au début de ce conflit (notamment les fameux intercepteurs F-14 Tomcat popularisés par le film Top Gun, les chasseurs bombardiers F-4E Phantom, les hélicoptères de combat AH-1 Cobra et les chars M-60), ils sont très largement obsolètes aujourd’hui et peuvent être considérés comme de troisième catégorie. Malgré l’habileté et l’ingéniosité des techniciens iraniens, il est probable que moins de la moitié du parc soit opérationnel, d’autant que les pièces de rechange des armements américains et britanniques livrés à l’époque du Chah se font désormais très rares (2). Les moins vétustes des effecteurs iraniens sont d’origine russe et se résument à 450 chars T-72S modernisés — dont on a constaté la grande vulnérabilité lors des combats en Ukraine —, des missiles antichars Kornet, des missiles sol-air portatifs Igla-S, 35 chasseurs MiG-29 et un sous-marin de classe Kilo à la valeur opérationnelle très incertaine. Sur une échelle de 1 à 5 évaluant leurs performances, tous ces matériels peuvent être crédités d’un niveau 2, là où ceux de leurs adversaires potentiels (Israël, EAU, Arabie saoudite) sont crédités d’un niveau 4 et même 5 pour les forces américaines déployées dans la région. L’aviation et la marine sont indubitablement sous-équipées au regard des ambitions régionales de l’Iran. Les projets d’équipement portant sur des chasseurs et missiles russes (Su-30MK et Su-34 ; S-400, Kalibr et Bastion) ou chinois (J-15 et J-20 ; FD-2000B) n’ont pas encore abouti ; il est peu probable que Moscou et Pékin, qui ont d’autres priorités et qui cherchent à maintenir l’équilibre régional, accèdent rapidement aux requêtes iraniennes.

À propos de l'auteur

Pierre Razoux

Directeur académique de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) ; auteur de Tsahal : Nouvelle histoire de l’armée israélienne (Perrin, 2006) et de La guerre Iran-Irak : La première guerre du Golfe (1980-1988) (Perrin, 2013)

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