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L’Amérique latine à l’aube d’un nouveau cycle progressiste ?

Entre les premières heures de la « vague rose » et l’élection de gouvernements progressistes au début des années 2020, dans quelle mesure le contexte régional s’est-il complexifié ? Comment les gauches composent-elles aujourd’hui dans ce nouveau décor ?

Dans les années 2020, les vainqueurs aux élections sont portés au pouvoir dans un contexte de crise systémique englobant plus d’un défi. Si la contraction du commerce mondial est un phénomène international durable enclenché depuis la crise de 2008 et exacerbé par la crise sanitaire de la Covid-19, le marasme économique laissé par la pandémie en Amérique latine est tel que la CEPALC [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes] l’annonçait sans détour dans une déclaration officielle : « la crise qui secoue la région en cette année 2020, avec une chute du PIB de 5,3 %, sera la pire de toute son histoire ». Le nombre de décès imputable au virus noircit un peu plus le tableau : 28 % des victimes dans le monde sont enregistrées en Amérique latine, bien que la région ne contienne que 8,4 % de la population mondiale (1). Le Brésil contribue pour beaucoup à ce morbide palmarès avec plus de 670 000 décès à lui seul. 

Catalyseurs d’incertitudes, la crise de l’économie mondiale couplée aux bouleversements géopolitiques — dont l’éclatement de la guerre russo-ukrainienne — réduit le champ d’action des chefs d’État latino-américains, lesquels sont par ailleurs pris en étau dans les rivalités sino-américaines. Autant que faire se peut, Washington s’efforce de conserver le titre de premier partenaire commercial de l’Amérique latine (2) face aux performances de Pékin. 

Sur le plan régional, la plus grande distinction entre la « vague rose » des années 2000 et le cycle progressiste actuel est la disparition du caractère hégémonique évoqué précédemment. Les élections se déroulent désormais dans des sociétés polarisées, voire électrisées, très fragmentées, rendant probables de rapides et oscillatoires changements dans les scénarios politiques. La gauche peut gagner, mais dans des sociétés où les forces conservatrices sont très fortes également, dans des configurations où des blocs socio-politico-culturels s’affrontent en permanence. 

Dans ce contexte, les gauches l’emportent souvent, non pas contre la droite traditionnelle, mais plutôt contre des forces de droites radicalisées ou d’extrême droite — qui jusque-là pouvaient être positionnées à la périphérie du système politique — dirigées par des leaders atypiques (voire excentriques ou « outsiders » dans un cas comme celui de la Colombie) qui rappellent les attributs du « trumpisme ». La gauche est alors élue moins par adhésion de l’ensemble de la population à son projet et ses dirigeants que par un choix opérationnel — sorte de « vote utile » — de secteurs de la population qui cherchent à éviter une option jugée plus problématique ou menaçante pour le pays. 

La seconde distinction est à trouver dans la nature des programmes. Les questions environnementales, la promotion des droits individuels et collectifs, notamment des dites « minorités », sont devenues, en Colombie comme au Chili, des axes majeurs lors des campagnes électorales. À l’inverse, d’autres gauches au pouvoir — celle d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique ou celle d’Alberto Fernández en Argentine — continuent d’appliquer une vision de l’économie développementaliste plus traditionnelle, malgré les tensions qu’elle peut soulever. Le projet de train « maya » dans le Sud-Est du Mexique en est un exemple. Gage d’un développement du tourisme, d’un désenclavement de la région et de la création d’emplois, la construction du réseau ferroviaire sur 1500 kilomètres est également synonyme de dommages inévitables sur des sites archéologiques et naturels. Imposé à l’agenda par le président de centre-gauche Andrés Manuel López Obrador, ce projet déclenche la résistance de ses propres électeurs, dont les populations autochtones et des militants écologistes font partie.

En quoi, plus qu’ailleurs, les enjeux environnementaux et la défense des droits collectifs ont-ils influencé les résultats des récents scrutins dans la région ? 

Les sociétés latino-américaines expérimentent, comme ailleurs dans le monde, une forme de mutation anthropologique historique. D’une part, la féminisation des sociétés et de la production est sans précédent. Le niveau d’accès à l’éducation supérieure a explosé depuis quinze ans et a permis d’ouvrir massivement le marché du travail aux femmes. À cela s’ajoute l’élévation du droit des minorités, des populations autochtones et des populations afrodescendantes. D’autre part, en l’espace de vingt ans, les pays latino-américains sont devenus le creuset des revendications sur les questions environnementales. La montée en puissance des associations, des mouvements sociaux et des communautés indigènes a décuplé la visibilité des revendications écologiques. 

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