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L’Amérique latine à l’aube d’un nouveau cycle progressiste ?

Comment expliquer une telle résonance ? Le modèle de développement économique en vigueur, pour l’essentiel des pays de la région et en particulier dans le cône sud, est un modèle basé sur l’extractivisme. En d’autres termes, il repose sur l’exploitation et l’exportation de ressources naturelles, principalement des minerais et des produits énergétiques et agricoles. Souvent entre les mains de multinationales, qui peuvent être liées aux États locaux eux-mêmes sous la forme de « joint venture », etc., ces industries requièrent des capitaux d’entreprises étrangères afin d’exporter les denrées et les matériaux vers les marchés chinois, étatsunien et européen. De plus en plus décrié, ce modèle engendre de fait la destruction d’environnements et nuit directement aux populations, que ce soit par l’expropriation des paysans de leur terre, ou encore par la pollution chimique des eaux.

Il est certain qu’un esprit de combativité, nourri par des mouvements, des débats et une littérature foisonnante, irrigue les sociétés civiles. Cette effervescence s’est traduite par la régénération, et même par la création de nouveaux mouvements politiques. Avec différents degrés en fonction des sensibilités, les programmes de gauche s’« écologisent ». Globalement, c’est toute la famille politique qui s’interroge sur la nécessaire transition vers des modèles économiques plus durables. Si le thème de l’écologie entre dans le patrimoine commun de la gauche, au contraire, les combats pour la protection de l’environnement se heurtent à l’opposition de la droite conservatrice, et derrière elle une partie importante de la population. Ces luttes empêcheraient selon eux la prospérité économique, le développement national et entraveraient l’initiative privée, comme le défend Jair Bolsonaro au Brésil, où une forme d’autoritarisme développementaliste pour attirer les capitaux étrangers, être compétitifs, et offrir des emplois a été appliquée depuis son élection en 2019. 

L’insécurité est un autre terrain sur lequel s’opposent classiquement la droite et la gauche en Amérique latine. Comment cet enjeu a-t-il été traité par les candidats lors des dernières campagnes électorales ? Des évolutions sont-elles notables depuis les années 2000 ? 

Rappelons d’abord que l’Amérique latine est la région la plus violente au monde tous continents confondus, hors terrains de guerres. Tristes représentants de ce phénomène, le Salvador, le Guatémala, le Mexique, le Vénézuéla et la Jamaïque sont en tête sur la liste mondiale des pays les plus dangereux. Pour assombrir le constat, pendant les deux dernières décennies, la circulation d’armes (60 millions d’armes à feu circulent au sein des populations civiles) et le narcotrafic se sont généralisés, les réseaux criminels ont dépassé les frontières régionales pour s’internationaliser et des niveaux de violence inédits ont été atteints.  

Préoccupante, la dégradation de la sécurité — cette question de l’insécurité a par ailleurs contribué à causer la chute des gauches dans les années 2010 — est un thème récurrent lors des débats politiques. Les forces de droite font appel à un discours sécuritaire et militariste en cherchant à détruire l’offre de narcotiques et à décapiter la production. Pour une application pratique, le gouvernement brésilien a pris des dispositions afin de faciliter l’accès aux armes et d’encourager l’autodéfense des citoyens. Les forces de gauche, en difficulté sur ces questions, considèrent que la militarisation de la lutte contre la délinquance n’a fait qu’aggraver la situation sur le moyen et le long terme. Un traitement des problèmes sociaux, à la racine des violences, est préféré. Elles défendent également un changement de paradigme en engageant la responsabilité des pays consommateurs — dont les importations de drogues continuent d’augmenter — dans la cartellisation des sociétés. Ici, la responsabilité particulière des États-Unis, premier marché mondial de consommation et voisin direct, est pointée.

En somme, le nouveau chapitre progressiste s’ouvre au cours d’une décennie faite de fragilités économiques, de recompositions politiques, d’incertitudes géopolitiques, et d’une envolée de l’insécurité. Dans ce contexte, quelles sont les perspectives à court et moyen termes pour les nouveaux chefs d’État ? 

Aujourd’hui, de puissants phénomènes antagoniques influent sur la scène politique latinoaméricaine, rendant les prédictions des scénarios précaires. Prenons l’exemple du Chili. Lors des élections présidentielles, le bloc conservateur perd l’élection présidentielle en mars 2021 face à un puissant mouvement populaire dont Gabriel Boric est un produit. Pourtant, son existence politique est loin d’être anéantie. Le projet d’une nouvelle Constitution, défendu par le gouvernement et fortement critiqué par la droite, est massivement rejeté par la population lorsqu’il lui est soumis par la voie du référendum, le 4 septembre 2022. Dans le même pays, quelques mois d’intervalle ont suffi pour que l’adhésion populaire oscille d’un camp à l’autre. Au Chili, en Colombie, en Bolivie, au Brésil si le candidat Lula est élu, derrière la figure de chaque président se trouvent en réalité des coalitions d’alliances constituées avec des forces du centre droit et de la droite au sein de parlements, devenus le lieu de configurations politiques complexes. Les gauches dirigent souvent sans majorité naturelle dans les parlements. Le pouvoir n’est plus hégémonisé comme au temps de la « vague rose », il est dilaté entre plusieurs partis, plus morcelé et contingent, rendant l’application des programmes, leur pérennisation et celle des dirigeants, incertains. 

À propos de l'auteur

Christophe Ventura

Directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), auteurs de Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde (Agone, 2023).

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