Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La France est-elle une puissance technologique ?

En 2021, la France occupe le 11e rang mondial des pays les plus innovants au monde (1), en progression constante depuis sa 16e place de 2019 et sa 12e place de 2020. La France est-elle toujours un pays d’innovation et comment expliquer cette progression ?

C. Thibout : Il faut se méfier de ce genre de classement. Je ne me risquerai pas à le commenter sans enquêter un minimum sur son auteur, sa trajectoire sociale et professionnelle, les intérêts qu’il défend ou auxquels il est objectivement lié, la méthode employée, la documentation mobilisée… dont j’ignore tout. Il est certain que l’« innovation » est devenue un topos commode chez nos gouvernants pour désigner leur inscription dans la « modernité », indépendamment des innovations réalisées in concreto. Autrement dit, s’il est un nomos aujourd’hui de l’action publique, on pourrait bien le ramasser en une formule du type « l’innovation pour l’innovation » ; qu’importe ce qui est « innové », il faut coller au signifiant et promouvoir l’innovation partout, fût-ce pour se délecter de la création d’une nouvelle startup spécialisée dans les cartes Panini dématérialisées… Comme telle, la recherche de l’innovation n’a aucun sens si elle suit cette logique auto-référentielle et devient sa propre fin sans que jamais l’on interroge les objectifs auxquels elle est assignée. L’innovation doit être mise au service d’objectifs clairement définis.

L’usage des classements internationaux — et la publicité qui en est faite — est d’ailleurs devenu une pratique courante des gouvernements successifs. En creux, ils mettent au jour des considérations plus communicationnelles qu’un sens de l’intérêt général. L’exemple le plus frappant est sans doute le domaine de la santé. Est-il vraiment raisonnable d’investir dans l’innovation des techniques médicales, aussi enviables soient-elles, alors que les conditions de soin les plus élémentaires ne sont plus réunies du fait de sous-investissements chroniques ? Les deux aspects doivent être envisagés ensemble, or on tend à autonomiser l’innovation du reste de l’action publique, ce qui donne cette impression d’une politique quelque peu « hors sol ».

En octobre 2021, le président Macron annonçait le lancement de « France 2030 », un plan d’investissement massif visant à développer la compétitivité et les technologies d’avenir du pays. Quels sont l’enjeu et l’ambition de ce plan ?

« France 2030 » est en effet un plan d’investissement, comme on en a tant connus par le passé. Il suffit de songer aux « investissements d’avenir » consécutifs à la crise de 2008 ou, plus loin encore, au « Plan Calcul » adopté en 1966 pour développer l’industrie informatique. S’il se distingue, c’est par la relative nouveauté des technologies concernées (hydrogène, petits réacteurs nucléaires modulaires…) et l’importance accordée à la lutte contre le changement climatique. Au plan historique, la communication qui entoure ce plan tend à marquer une rupture d’ordre axiologique : à la « concurrence libre et non faussée » semblent se substituer l’indépendance et la souveraineté comme priorités d’action publique ; l’État retrouve une certaine légitimité à intervenir dans l’économie, autrement que par la régulation et la politique fiscale ; l’industrie n’est plus un gros mot (fini le règne du « fabless ») ; et la « mondialisation heureuse » cède modestement la place aux impératifs (exprimés comme tels) de « maîtrise » et de « sécurisation » des chaînes d’approvisionnement en matières premières, composants et technologies diverses… 

L’objectif affiché est de « développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir ». L’idée, bien connue, est la suivante : le chômage et la faible croissance en France sont fonction de son « retard » et du manque de compétitivité de ses entreprises, entravées dans des secteurs rétrogrades (non « disruptifs ») par manque de créativité et une pression fiscale et réglementaire trop encombrante. Pour renverser la situation, il s’agit d’investir dans des « secteurs d’avenir », censés renfermer les principales perspectives de croissance, et « libérer les énergies » (baisse de la fiscalité, affaiblissement des normes et réduction de la masse salariale), étant entendu que les gains de productivité ainsi générés finiront par irriguer l’ensemble du corps social… 

Mais sera-ce suffisant ? La méthode semble peu « innovante » : des appels à projet, qui avantagent les acteurs installés et capables de répondre à ces processus bureaucratiques, alors qu’il serait peut-être plus intéressant d’en confier la gestion à des acteurs qui ne sont pas les opérateurs traditionnels de l’État.

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