Grand reporter indépendant, Arthur Fouchère déchiffre la situation en Afghanistan un an après le retour au pouvoir des talibans. Les analyses qui suivent sont le fruit de ses enquêtes, observations et des nombreux témoignages récoltés lors de son reportage en mai et juin 2022.
Le 15 août 2021, les talibans marchaient vers Kaboul puis s’emparaient du palais présidentiel. Un an après leur prise de pouvoir, quelle est la situation économique de l’Afghanistan ?
A. Fouchère : La situation est catastrophique. Le gel immédiat par les États-Unis des 9,5 milliards de dollars d’avoirs de la banque centrale afghane — soit plus de la moitié du PIB afghan en 2021, qui était de 20 milliards —, l’arrêt brutal des aides via le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ainsi que le blocage des transferts bancaires ont violemment déstabilisé le pays, paralysant le commerce extérieur, la consommation intérieure et engendrant une explosion de l’extrême pauvreté et du chômage dans un pays déjà très vulnérable.
De plus, l’inflation s’est considérablement aggravée à cause de la guerre en Ukraine avec l’envolée des prix du pétrole et du gaz, du blé, de la farine et des engrais, que l’Afghanistan importe massivement. En glissement annuel, le taux d’inflation en Afghanistan était de 41,6 % en mai 2022 d’après un rapport de la Banque mondiale de juin. Selon les estimations du FMI, l’économie afghane se contractera de 30 % et au moins un million d’emplois seront détruits en 2022. Grâce à une aide massive du secteur humanitaire — qui porte à bout de bras le pays —, de l’Union européenne (un milliard d’euros) et dans une moindre mesure de la Banque mondiale et des États-Unis via des transferts directs aux ONG, le chaos a été stabilisé. Alors que le système hospitalier était sur le point de s’écrouler, le Comité international pour la Croix Rouge (CICR) a pris en charge depuis février les salaires du personnel médical.
Dès le retour des talibans, la communauté internationale et les ONG s’inquiétaient des conséquences humanitaires, en particulier d’une crise alimentaire imminente et sans précédent. Quel a été le résultat de cette mobilisation ? Quelle est la situation humanitaire actuelle ?
Depuis un an, l’Afghanistan est en urgence alimentaire. Le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU a certes récolté un peu plus de 2 milliards de dollars, sur un appel aux dons de 4,4 milliards, mais ce désastre humanitaire restera l’extrême aggravation d’une situation préexistante très fragile. Avant le retour des talibans, plus de 10 millions d’Afghans sur une population de 39 millions étaient déjà en situation de difficulté ou de détresse alimentaire en mai 2021. Des causes anciennes et profondes expliquent cette situation : une aide humanitaire très complexe dans les zones reculées ; une pauvreté endémique accentuée par des inégalités climatiques pour l’agriculture et aggravée par le réchauffement climatique ; des routes longtemps entravées par des années de guerre.
L’hiver fut extrêmement difficile, notamment entre novembre 2021 et mars 2022, où le seuil de 22,8 millions de personnes sous assistance alimentaire a été franchi. Aujourd’hui, les 34 provinces sont touchées à des degrés divers ; elles peuvent être en situation de tension ou de crise. Des dizaines de milliers de nouveau-nés et jeunes enfants souffrent encore de malnutrition aiguë sévère et de maladies subséquentes comme la rougeole : un spectacle terrible auquel j’ai assisté à l’hôpital Indira Gandhi à Kaboul. Même si cette pratique existait déjà, les ventes d’enfants par leurs parents se sont accélérées.
Au printemps, la situation s’est sensiblement améliorée grâce à la coordination de l’aide et aux récoltes saisonnières. Entre mars et mai 2022, nous sommes passés sous la barre des 20 millions de personnes (19,7 millions) sous assistance alimentaire et les prévisions pour le dernier trimestre sont en légère amélioration (18,5 millions). Ces avancées relatives ne doivent pas occulter le fait que, face au tarissement des collectes de dons, la dépendance de la population s’accroît dans un contexte économique sans perspective à court terme. Survenu le 22 juin dernier, le séisme destructeur dans la province de Paktika, qui a causé plus d’un millier de morts, est une épreuve de plus pour ce peuple meurtri.
Entre des indicateurs économiques au plus bas et un sinistre bilan humanitaire, quel est le sentiment global de la population ?
Le sentiment sur place est très mitigé et nuancé. La population est désespérée par le chaos économique, par les sombres perspectives et le recul des droits des femmes. À cela s’ajoute un sentiment d’abandon par l’ensemble des acteurs politiques et diplomatiques, avec les États-Unis tout d’abord qui, après avoir gelé sans délai leurs avoirs, entendent en affecter la moitié à un fonds d’indemnisation des victimes des attentats du 11-Septembre ; les anciens gouvernements et l’armée nationale, ensuite, corrompus et larges bénéficiaires des 2 000 milliards de dollars d’investissements américains entre 2001 et 2021, qui ont fui lâchement ; les talibans, enfin, qui, obsédés par leur organisation politique, les restrictions des droits des femmes et la traque de leurs opposants, relèguent l’économie au second plan. Mais la totalité des Afghans avec qui je me suis entretenu, épuisée par plus de quarante ans de guerres, est en même temps très soulagée de la fin des combats, des attentats talibans et des bavures américaines, saluant la grande amélioration de la sécurité sur l’ensemble du territoire (1). J’ai été frappé par la très grande dignité du peuple afghan. Les gens se débattent pour essayer de travailler, vendre le fruit de leur labeur dans une atmosphère toujours bouillonnante.