Magazine Moyen-Orient

« Sociologiquement, les talibans sont les mêmes, ils n’ont pas changé »

On entend souvent l’expression « néotalibans » pour dire qu’ils ont « changé ». Est-ce vrai, sachant que les principaux dirigeants, Haibatullah Akhundzada, Abdul Ghani Baradar et Mohammad Hassan Akhund, sont des talibans de la « première heure » ? Ont-ils évolué sociologiquement, politiquement ?

Il y a une continuité dans le personnel dirigeant comme dans le recrutement à la base. Les dirigeants actuels sont soit les survivants des années 1990, soit leurs fils ou neveux. Sociologiquement, ils n’ont pas changé, même si les combattants de base appartiennent à une nouvelle génération, plus jeune, mais dont les caractéristiques sont les mêmes : éléments plutôt pauvres des tribus pachtounes du sud, origine rurale, peu d’éducation. Ils recrutent dans les tribus, mais en dehors des familles de notables traditionnels, c’est-à-dire l’aristocratie tribale – représentée par l’ancien président Hamid Karzaï (2001-2014) – ainsi que les khan (chefs de clan) ou malek (chefs de village), qui assuraient l’interface entre la tribu et l’administration. Par exemple, quand je me trouvais dans le cœur taliban à Pandjwayi, au sud de Kandahar, en 1984, j’ai constaté que l’aristocratie tribale était partie, mais que leurs métayers constituaient la base des différents groupes de moudjahidines. Les talibans sont aussi une conséquence des bouleversements sociaux induits par la guerre contre les Soviétiques (1979-1989).

Il y a également, depuis les débuts du mouvement, une dimension corporatiste : ce sont non seulement des étudiants en religion, mais plus précisément des juges religieux, formés à la pratique du fiqh (la jurisprudence fondée sur la charia), c’est-à-dire à l’exercice de la justice au quotidien concernant toutes les questions qui se posent à une société rurale transformée par la guerre (du banditisme au bornage des terres, en passant par les droits d’eau et les vendettas).

Enfin, sur le plan ethnique, le mouvement reste massivement pachtoune. S’ils ont recruté dans le nord persanophone et turcophone durant ces vingt dernières années, c’est essentiellement dans les poches pachtounes (à l’exception des provinces du Badakhchan et du Badghis, où il y a eu des recrutements parmi les persanophones). Le gouvernement qu’ils ont mis en place en septembre 2021 est ethniquement monocolore, ce qui, en Afghanistan, est plus important que la diversification politique. Ils ont néanmoins recruté des experts (en communication par exemple), mais ceux-ci semblent être des expatriés originaires du même milieu et surtout ne jouent qu’un rôle technique. Les talibans n’ont donc pas évolué sociologiquement.

Quelles leçons ont-ils apprises de leur chute de 2001 ?

Qu’il faut d’abord donner des assurances de sécurité à la fois aux grandes puissances (Russie, Chine, États-Unis), aux voisins et aux organisations internationales. L’unique raison de l’intervention occidentale en octobre 2001 a été de venger le 11 septembre. Les talibans ont d’autant plus accepté d’offrir des gages que le soutien à Oussama ben Laden était le fait du seul mollah Omar, alors que le reste de la direction penchait pour une expulsion (pas une extradition, que les Américains ne demandaient d’ailleurs pas).

D’autre part, sur le plan intérieur, ils ont compris qu’ils devaient désamorcer toute opposition armée en faisant des ouvertures aux autres ethnies, en particulier aux Hazaras, qui ont la particularité d’être en majorité chiites, une hérésie pour les talibans. Ils ont négocié les ralliements et reconnu aux chiites le droit de pratiquer leurs rites : en août 2021, la fête de l’Achoura s’est tenue dans les jours qui ont suivi la prise de Kaboul. Au lieu d’interdire la cérémonie, comme entre 1996 et 2001, ils ont envoyé un de leurs dirigeants assurer que le droit de faire la procession sur la place publique serait garanti et que le chiisme faisait bien partie de l’islam.

Quant au rejet du terrorisme, la question ne se pose guère depuis que les talibans sont eux-mêmes victimes des attaques de la branche régionale de l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech), dite Province du Khorassan, apparue en 2015 et qui pose des bombes dans les mosquées chiites et a attaqué l’aéroport de Kaboul au moment du retrait des Occidentaux le 26 août 2021. La première chose que les talibans ont faite quand ils ont pris la grande prison de la capitale, Pul-é Charkhi, des mains de l’ancien gouvernement en août 2021, ce fut d’exécuter dès septembre le chef de l’EI-Province du Khorassan, Abou Omar Khorassani (aussi appelé Zia ul-Haq), qui avait été capturé en mai 2020 par les Américains.

À propos de l'auteur

Olivier Roy

Professeur à l’Institut européen de Florence, spécialiste de l’Afghanistan ; auteur notamment de Le djihad et la mort (Seuil, 2016) et de Tribes and Global Jihadism (dir. avec Virginie Collombier, Hurst, 2017)

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