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« Sociologiquement, les talibans sont les mêmes, ils n’ont pas changé »

En revanche, le troisième groupe est constitué par les Pachtounes de l’est : ceux-ci ont rallié le mouvement plus tard, après la chute de Kaboul en 1996. Surtout, ils ont un leadership propre autour de la famille Haqqani, issue de la province du Paktia. Leur chef durant la guerre contre les Soviétiques était Jalaluddin Haqqani (1939-2018), qui avait fait ses études religieuses au Pakistan. Sa tribu, les Zadran, est établie des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise, dite « ligne Durand », jamais reconnue par Kaboul. Les Haqqani sont passés par différents partis de la résistance afghane avant de rallier les talibans en 1996, mais ils ont toujours été proches à la fois des services secrets pakistanais (ISI) et d’Al-Qaïda. Âgé d’une quarantaine d’années, Sirajuddin Haqqani, leader du clan et ministre de l’Intérieur depuis septembre 2021, est sur la liste des terroristes dressée par le FBI américain. Cette branche est supposée être la plus radicale. Son poids dans l’actuel gouvernement vient sans doute de la pression des Pakistanais pour se poser en « protecteurs » des talibans – le général Faiz Hameed, chef de l’ISI de juin 2019 à novembre 2021, était présent à Kaboul le 4 septembre 2021 quand l’exécutif taliban fut mis sur pied.

Des « concurrences » sont-elles imaginables ? Quelles sont les différences entre les talibans afghans et les talibans pakistanais ?

La formation du gouvernement taliban a paru refléter des tensions internes, entre la branche Haqqani et les dirigeants venus de Kandahar, comme Abdul Ghani Baradar. Mais il ne faut pas les exagérer. À part l’EI-Province du Khorassan, ils ne sont pas concurrencés par une autre mouvance islamiste. Les talibans afghans connaissent bien leurs homologues pakistanais du Tehreek-é Taliban Pakistan (TTP), apparu en 2007. Mais ils n’ont pas du tout la même origine ni le même objectif.

Le TTP est profondément régional et tribal (essentiellement la tribu pachtoune Mehsud), en rupture avec les notables traditionnels ; il est en guerre contre l’armée pakistanaise, qui soutient les talibans afghans. Il est un avatar de l’irrédentisme tribal pachtoune au Pakistan, alors que les talibans ont dépassé leur origine régionale pour se poser comme les héritiers de la tradition étatique afghane inaugurée par les émirs de Kaboul à la fin du XVIIIe siècle. Ils n’ont pas les mêmes intérêts.

Les talibans gouvernaient de facto depuis longtemps, notamment dans les campagnes, pour régler des affaires juridiques. Leur nouveau régime est-il une sorte de confirmation de cet état ? Comment administrent-ils les villes ?

La grande force des talibans fut la gestion des microconflits dans le monde rural. Mais la gestion des villes est une autre affaire. La cité (en fait Kaboul) et la campagne sont deux mondes différents. Cela a toujours été le cas en Afghanistan, mais l’écart s’est aggravé depuis l’intervention militaire occidentale en 2001 : sous la protection des troupes étrangères, mais également sous l’impact du déversement de l’aide internationale, de l’extension de l’offre éducative, de l’ouverture aux femmes, des besoins des ONG et des agences internationales en personnel multilingue et compétent, une classe moyenne, dont tous les moins de trente ans n’ont pas vraiment connu le premier régime taliban, s’est développée. Des réfugiés sont revenus après vingt ans d’exil, des ruraux sont montés à la ville pour tenter de trouver du travail. Kaboul est devenue une agglomération moderne : en technologie, en culture Internet et, dans une moindre mesure, dans le mode de vie. Les femmes en particulier ont bénéficié de ce boom ; même si la société est restée conservatrice sur la question des mœurs : les féminicides sont perçus comme des « crimes d’honneur », et les femmes seules avec ou sans enfant ont du mal à trouver une reconnaissance sociale, et ce avec ou sans les talibans.

À Kaboul, le système taliban ne fonctionne pas : la charia appliquée par un tribunal où la procédure est orale et expéditive apparaît comme une forme d’oppression et ne règle pas les vrais problèmes de fond, comme l’urbanisme, la santé ou le système éducatif.

La société civile a changé en vingt ans, notamment à Kaboul. Quel rôle peut-elle jouer face aux restrictions imposées ? Des résistances sont-elles imaginables ?

La résistance se fait dans la vie quotidienne, dans les tentatives de contourner les interdits plutôt que de s’y confronter ; on tente d’utiliser les petites fenêtres qui restent ouvertes. Il ne faut pas s’attendre à une résistance politique : les forces antitalibans ne reposent pas sur un projet de société, elles reflètent d’autres clivages (ethniques notamment), et si elles sont plus tolérantes, elles sont néanmoins conservatrices sur la question des mœurs. Beaucoup d’entre elles ont été discréditées par la corruption de l’ancien régime. D’autre part, plus de quarante ans de guerres (1979-2021) ont fait place à un profond désir de paix ; d’ailleurs, durant ces décennies, les habitants de Kaboul ont assisté presque passivement aux prises et aux reprises de la ville par des forces différentes (communistes, Soviétiques, moudjahidines, talibans…).

La « paix » est arrivée en Afghanistan. Mais l’isolement du pays n’est-il pas une mauvaise nouvelle ?

Paradoxalement, l’isolement du pays ne se produit plus du fait des talibans. Ils ont négocié avec les Américains, ils ont pris les villes sans combat, ils ont demandé à ce que les ambassades et les consulats restent ouverts, ils n’ont pas expulsé les ONG occidentales et ils ont fait la demande officielle pour obtenir le siège afghan à l’ONU. La réponse a été le refus. Or la victime n’est pas le régime en place, mais la population. Une famine sans précédent s’étend dans le pays. Il faut donc parler avec les talibans, reprendre l’aide humanitaire et négocier avec eux un accord global qui donne des libertés aux femmes en échange d’une reconnaissance. La question terroriste est quant à elle obsolète.

Entretien réalisé par Guillaume Fourmont (février 2022).

Légende de la photo en première page : En prenant le contrôle de Kaboul le 15 août 2021, les talibans – ici en janvier 2022 dans la capitale afghane – ont rétabli un émirat islamique en Afghanistan. © Oriane Zerah

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°54, « Talibans : le grand retour… », Janvier-Mars 2022 .

À propos de l'auteur

Olivier Roy

Professeur à l’Institut européen de Florence, spécialiste de l’Afghanistan ; auteur notamment de Le djihad et la mort (Seuil, 2016) et de Tribes and Global Jihadism (dir. avec Virginie Collombier, Hurst, 2017)

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