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Nature et enjeux de la territorialisation des espaces maritimes

Origines et manifestations de la territorialisation des espaces maritimes

Ainsi, la CNUDM, référence pour le droit des États à s’approprier des espaces maritimes, apporte certaines garanties mais présente des faiblesses sur lesquelles les mêmes États peuvent s’appuyer pour défendre leurs intérêts et justifier leurs revendications. Pour autant, cette convention n’est pas à l’origine de ces revendications rampantes : ces dernières sont guidées par des intérêts économiques, de souveraineté et de puissance, souvent entremêlés et qui peuvent être examinés par les prismes respectifs de l’accès aux ressources et de la liberté de naviguer et d’agir en mer.

Les ressources de la mer sont multiples mais ont deux caractéristiques communes : elles subissent une forte pression issue d’une augmentation des besoins et de la raréfaction de ressources terrestres, ce qui en accroît l’intérêt économique ; d’autre part les progrès technologiques les rendent chaque année plus accessibles. L’épuisement des ressources halieutiques dû à la surpêche à proximité de côtes nationales, pousse certains États à encourager les flottilles de pêche à opérer plus loin, dans des zones qui relèvent de la juridiction d’autres États. L’exemple chinois est significatif de la diversité des modes d’actions possibles : escorte par des navires garde-côtes de flottilles de pêche œuvrant dans des zones contestées en mer de Chine méridionale, encouragement à s’armer envers des flottilles allant pêcher illégalement dans des ZEE africaines, financement de pêcheries par exemple en Papouasie, au plus près des côtes australiennes. Plus au nord, en 2017, un pêcheur chinois opérant dans les eaux des îles japonaises Senkakus, revendiquées par la Chine, a volontairement abordé un garde-côte japonais qui tentait de le faire partir. Le Japon, ayant jugé et emprisonné le capitaine chinois, a subi de fortes pressions du gouvernement chinois : détention d’employés de l’entreprise Fujita et interdiction de l’exportation de terres rares vers le Japon.

Parmi les ressources marines, les hydrocarbures sont sans doute les plus caractéristiques des enjeux économiques de la territorialisation. Le pétrole et le gaz de la mer du Nord ont commencé à être exploités dans les années 1970, après le premier choc pétrolier : la hausse des cours les rendait économiquement intéressants et les efforts pour développer les technologies nécessaires aboutissaient alors fort opportunément. En 1968 déjà, l’Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas avaient fait appel à la Cour internationale de justice pour trancher un différend sur les délimitations du plateau continental, différend non sans rapport avec les perspectives d’exploitation. Désormais, la capacité à intervenir de plus en plus profondément et la découverte de nouveaux gisements ont ouvert de nouvelles perspectives et créé de nouvelles tensions : la Chine, qui pourtant reconnaissait jusque dans le journal du parti communiste chinois, dans les années 1950, la souveraineté du Japon sur les îles Senkakus, certes pour en dénoncer l’occupation par les Américains, a commencé à la contester en 1970, un an après la publication par l’ONU d’un rapport sur une forte probabilité de présence d’hydrocarbures. Plus récemment, les tentatives d’exploration et de forage de la Turquie dans la ZEE chypriote relèvent d’une appropriation unilatérale d’un espace maritime, par la force, les navires d’exploration étant escortés par des navires militaires. Et qu’en sera-t-il demain dans l’océan Arctique ? Les ressources énergétiques y sont importantes et le réchauffement climatique va rapidement les rendre accessibles. Nul doute qu’elles seront à l’origine de nouvelles tensions impliquant des pays majeurs.

Enfin, les minerais présents au fond des océans offrent des perspectives intéressantes mais leur exploitation rencontre encore aujourd’hui plusieurs obstacles : une rentabilité incertaine, des technologies non mûres, des conséquences environnementales non maîtrisées. Une autre caractéristique les distingue des ressources halieutiques et énergétiques : les nodules polymétalliques en particulier gisent à plus de 4000 mètres, donc souvent en dehors de toute juridiction nationale. Considérés comme patrimoine commun de l’humanité, il est nécessaire pour les exploiter d’obtenir un permis minier délivré par l’AIFM. Chaque grande puissance technologique, dont la France par l’intermédiaire de l’IFREMER (4), place ses pions pour préserver ses droits et développer les connaissances et technologies nécessaires à l’exploitation commerciale. Si aucun conflit n’a émergé à ce jour, le risque de voir contestée la réglementation internationale en haute mer sera à la mesure des perspectives économiques, mais aussi des volontés d’indépendance, notamment vis-à-vis de la Chine qui concentre aujourd’hui les ressources terrestres connues de nombreux éléments chimiques devenus stratégiques et bien présents au fond des océans.

Car si les appétits économiques sont un moteur de la territorialisation, les enjeux de puissance et de souveraineté sont tout aussi importants. L’accès à la haute mer, les alternatives d’approvisionnement, la sécurité des approches, la défense d’une vision de l’ordre mondial, sont autant de questions liées aux espaces maritimes et conduisant certains États à s’approprier la mer au-delà de ce qu’autorise une interprétation mesurée de la CNUDM. Adopter un instant un angle de vue chinois permet de réaliser le poids de ces aspects. La Chine est cernée par un chapelet d’îles qui limitent son accès au Pacifique et à l’océan Indien, du sud du Japon jusqu’à l’île de Sumatra, en passant bien sûr par Taïwan et par les archipels contestés des Senkakus, Spratleys et Paracels. Pour atteindre la haute mer, les navires chinois doivent franchir, selon les routes, une ou deux « barrières ». Il serait donc aisé pour un adversaire de surveiller voire d’empêcher cet accès à la haute mer, avec des conséquences pour le commerce et pour la liberté d’action de sa flotte militaire. S’il devient aujourd’hui difficile de cacher les mouvements d’un navire de surface compte tenu des performances des satellites d’observation, cette situation géographique fragilise surtout la discrétion des sous-marins chinois. Il est donc intéressant pour la Chine de revendiquer des droits sur les espaces maritimes avoisinant ces barrières afin de les contrôler et d’éloigner les observateurs gênants. Parallèlement, compte tenu de la portée des armements navals actuels et de la défiance vis-à-vis des États-Unis, la Chine considère que la liberté pour les puissances occidentales de conduire des exercices militaires dans la ZEE d’un pays tiers est une menace, et plus encore le droit de passage inoffensif dans ses eaux territoriales. En considérant ces éléments, les revendications de la Chine, sans pour autant être légales, apparaissent cohérentes : d’abord une méthode « généreuse » de délimitation de ses espaces maritimes, fondée sur des lignes de base droites englobant des chapelets d’îles, et accompagnée de revendications territoriales, le tout conduisant à considérer la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale comme sa ZEE ; ensuite le refus d’admettre que certains droits accordés par la CNUDM s’appliquent aux navires et activités militaires. Ainsi, elle entend mettre en place un large espace d’interdiction autour de ses côtes pour garantir sa sécurité vis-à-vis de puissances réputées agressives. Espace bien sûr largement contesté par les puissances occidentales et par ses voisins immédiats.

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