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Nature et enjeux de la territorialisation des espaces maritimes

Mais la territorialisation est également parfois motivée par un mélange d’intérêts privés illégaux et d’intérêts étatiques. Dans le golfe de Guinée, le Nigéria s’impliquait peu dans la lutte contre la piraterie, véritable manne économique pour le delta du Niger. Est-ce pour ne pas perturber cette activité que cet État revendique une responsabilité exclusive de la sécurité dans sa ZEE, bien au-delà des droits conférés par la CNUDM ? Ce n’est qu’en 2019, alors que les conséquences de la piraterie sur l’économie maritime étaient devenues trop importantes, que le pays a adopté une loi lui permettant d’agir contre les pirates.

Ainsi, en fonction de leurs intérêts, certains États s’appuient avec une plus ou moins bonne foi sur la CNUDM et ses imprécisions, en revendiquant des espaces maritimes aux frontières exagérément repoussées, et à l’intérieur de ces frontières des droits restreignant ceux des nations tierces.

Enjeux pour la France et modes d’action possibles

Pour la France, possédant des territoires sur tous les océans et grâce à eux des espaces maritimes de plus de 10 000 000 km², les enjeux économiques de la territorialisation sont déterminants. Par ces aspects, la France prend la position d’un État côtier bénéficiant du statut des espaces maritimes sous sa juridiction. Mais pour assurer les flux logistiques nécessaires à la métropole et à l’approvisionnement des outremers, la France doit défendre également l’autre versant de la CNUDM qui favorise la liberté de navigation. Elle doit donc trouver un équilibre et se montrer cohérente en acceptant dans ses zones juridictionnelles, pour les navires étrangers, ce qu’elle exige ailleurs pour les navires battant pavillon français : lutter contre la territorialisation des espaces maritimes sans être tentée elle-même d’y céder. Cela étant posé, la défense de ses intérêts, quelle qu’en soit la nature, économique, de souveraineté ou de puissance, passe par plusieurs voies.

La première voie est celle de la connaissance. Répertorier les ressources marines et les qualifier est une condition de leur exploitation économique. Dans un rapport d’étude prospectif (5) daté de 2011 et toujours d’actualité, l’IFREMER soulignait l’intérêt de mieux cartographier les ressources minérales profondes et d’en préciser la teneur en différents métaux et terres rares afin de mesurer l’intérêt de leur exploitation. La connaissance des ressources halieutiques permet de définir les conditions d’exploitation durable et d’établir des règles afin de les réunir. Enfin la connaissance du milieu est nécessaire à l’efficacité des moyens d’action. L’exemple le plus significatif est l’optimisation des systèmes de détection sous-marine, dont les portées sont aujourd’hui théoriquement très importantes mais en pratique soumises à des conditions de propagation fortement dépendantes du milieu. La surveillance de l’activité dans nos zones de juridiction est une autre forme de connaissance particulièrement utile : qui est présent dans nos ZEE, en surface ou sous la mer ? Pour quelle nature d’activité ? L’étendue des zones à surveiller constitue un véritable défi que ne peuvent relever à eux seuls quelques patrouilleurs ou frégates de surveillance. La constitution d’un véritable système de surveillance, au moins dans les zones à enjeux, est souhaitable voire nécessaire. L’enjeu réside dans l’exploitation de données d’origines et de natures diverses, satellitaires et autres, et sans doute dans la mise en place de capteurs complémentaires : pourquoi pas des drones, aériens, de surface ou sous-marins, disposant d’une capacité à durer dans les zones à forts enjeux ou à fort risque. Plus qu’un défi technologique, c’est une question de choix et d’engagement politique. La France a intérêt dans ce domaine à coopérer avec d’autres pays pour bénéficier d’une information élargie. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait depuis 2003 en partageant avec l’Australie des activités de surveillance de la pêche à la légine dans les TAAF. Mais la singularité de la présence mondiale française ne favorise pas une coopération européenne qui serait pourtant bénéfique.

La seconde voie de défense par la France de ses intérêts est l’affirmation de ses droits, d’abord en faisant respecter sa souveraineté. La surveillance n’est en effet d’aucune utilité si la détection d’activités illicites n’est pas suivie d’une action légale : action en justice devant les tribunaux nationaux ou internationaux, ce qui implique une capacité à recueillir des preuves ; action coercitive s’il le faut, et là encore des moyens sont nécessaires, dont certains peuvent être partagés avec la fonction de surveillance. Mais affirmer ses droits, c’est également les utiliser. Malgré l’incertitude sur les conséquences environnementales de l’exploitation des fonds marins, l’ouverture de quelques sites, dans des zones qui pourraient être convoitées à l’avenir, serait un signe politique fort. Cela permettrait par ailleurs d’éprouver des technologies en devenir, pour lesquelles la France a intérêt à conserver un leadership bien réel. C’est bien l’état d’esprit dans lequel la France a parrainé l’IFREMER pour l’obtention de permis miniers hors des juridictions nationales : préserver des droits pour l’avenir et développer des techniques d’exploitation (mais aussi améliorer la connaissance du milieu et mesurer l’impact environnemental). Concernant la liberté de naviguer, la Marine française veille, à la hauteur de ses moyens, à régulièrement faire transiter un navire militaire dans les espaces que la Chine voudrait interdire. C’est une forme nécessaire de l’affirmation de ses droits.

Enfin, une dernière voie réside dans la levée d’un certain nombre d’ambiguïtés. Membre éminent de l’ONU, la France pourrait essayer de promouvoir de nouvelles règles venant compléter les espaces laissés ouverts par la CNUDM. Elle a cependant peu de leviers pour le faire, sinon celui de l’exemplarité. Or, certaines oscillations peuvent la décrédibiliser : si l’emploi de la force par la Turquie en Méditerranée orientale devait être combattu — ce qui a conduit le gouvernement français à soutenir la Grèce —, il peut être difficile, pour ne pas dire incohérent, de soutenir la vision grecque gourmande de sa ZEE, tout en contestant la vision chinoise. De la même manière, la France développe une argumentation dans ses négociations sur les délimitations du plateau continental, ou même dans la défense juridique de sa souveraineté sur certains territoires contestés, qui dépend éminemment des situations géographiques : tel argument utilisé à son profit dans une zone pourrait très bien lui être opposé dans une autre. La première ambiguïté à lever pour la France est donc la cohérence de ses positions, condition de sa crédibilité pour défendre une CNUDM qui lui est très favorable, face à des pratiques rampantes de territorialisation des espaces maritimes.

Notes

(1) L’État côtier dispose également dans la ZEE de droits de police lui permettant de faire respecter ses droits en matière économique.

(2) La CNUDM reste cohérente avec des traités antérieurs, dont la convention de Montreux régissant le passage dans les détroits entre la Méditerranée, la mer de Marmara et la mer Noire.

(3) Les États-Unis considèrent que la CNUDM reflète d’une manière générale le droit coutumier.

(4) Un organisme ne peut obtenir un permis minier que s’il est parrainé par un État partie à la CNUDM. L’IFREMER, parrainé par la France, a obtenu deux permis miniers.

(5) https://​wwz​.ifremer​.fr/​E​x​p​e​r​t​i​s​e​/​M​a​t​i​e​r​e​s​-​p​r​e​m​i​e​r​e​s​-​e​t​-​r​e​s​s​o​u​r​c​e​s​-​m​i​n​e​r​a​l​e​s​/​E​x​e​m​p​l​e​s​-​d​-​e​t​u​d​e​s​-​m​e​n​e​e​s​-​s​u​r​-​l​e​s​-​r​e​s​s​o​u​r​c​e​s​-​m​i​n​e​r​a​l​e​s​-​m​a​r​i​n​e​s​-​p​r​o​f​o​n​des

Légende de la photo en première page : Vue aérienne de Papeete, sur l’île de Tahiti. En février 2022, un rapport de la Cour des comptes, coécrit par la Chambre territoriale des comptes de Polynésie, préconisait une meilleure gestion de la Zone économique exclusive (ZEE) de la Polynésie française, en précisant que cette dernière « gagnerait à s’inscrire dans un cadre stratégique formalisé », à se coordonner sur l’exploitation des fonds marins et à se prémunir de la pêche illégale. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°68, « Géopolitique des mers & des océans : tensions sur les mers du globe », Juin-Juillet 2022.
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