Magazine Moyen-Orient

Le Moyen-Orient en 2022 : à l’ombre de l’Ukraine

« Décombres des empires », « continent des ténèbres », « terres de sang » (1) : c’est ainsi que les historiens décrivent les confins des ex-empires austro-hongrois et russe brutalisés pendant et après les deux guerres mondiales. La violence de masse qui vit le jour dans ces contrées dans les années 1910-1920 avait été inséparable de celle que l’on observait dans l’Empire ottoman, théâtre du génocide des Arméniens de 1915-1916. La sanglante « opération militaire spéciale » que le président russe, Vladimir Poutine (depuis 2012), a lancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine s’inscrit dans une logique de continuité avec les destructions observées au Moyen-Orient : Alep a servi de « modèle » pour détruire Marioupol.

La guerre en Ukraine sonne la fin d’une longue période historique inaugurée par la chute du mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique deux ans plus tard. Elle porte également un éclairage inédit sur les temporalités conflictuelles en œuvre dans la Russie des années 2000-2010. Celle d’une attente démocratique, qui se manifestait au sein de la jeunesse, des intellectuels et de larges segments de la population des grandes villes, qui ne pouvait qu’être dissidente, et celle d’un national-­bolchevisme postsoviétique insistant sur la nécessité de préserver l’immaculée « civilisation russe » menacée par la « civilisation occidentale » corrompue et corruptrice, de réaliser la mission impériale imposée à la nation russe par l’« histoire » autant que par la « géographie » et d’imposer sa domination dans son « espace » par la guerre et l’esprit sacrificiel.

Il est encore tôt pour qualifier la nouvelle guerre de Vladimir Poutine d’acte suicidaire de l’eurasisme et du national-­bolchevisme d’idéologues comme Alexandre Douguine et ­Timofeï Sergueïtsev. Une chose semble cependant certaine : elle apporte la confirmation que l’hubris, sentiment de puissance non équilibré par le nomos, loi autant que modération, ne peut qu’appeler la némésis, colère et vengeance des dieux.

L’aveuglement américain

La guerre met également à nu l’aveuglement historique des démocraties, à commencer par les États-Unis qui, tout au long des décennies post-guerre froide, se pensèrent comme « l’empire ». Dans la douceur des années Bill Clinton (1993-2001), l’euphorie de la « fin de l’histoire » (2), autrement dit de l’accomplissement de la raison pour laquelle ils auraient été élus par l’Histoire et par le Créateur, avait interdit aux États-Unis de s’imaginer comme un simple acteur d’un monde toujours en devenir. Avec les attentats du 11 septembre 2001, leur illusion du bonheur éternel sans conflit significatif laissait place à une double guerre sur les terrains afghan et irakien, sans permettre cependant de développer une conscience historique.

Militairement, Washington ne perdit la guerre ni en Irak (2003-2011), qu’il quitta officiellement en décembre 2011 tout en y maintenant un certain effectif, ni en Afghanistan (2001-2021), qu’il livra aux talibans en août 2021. Contrairement à ce que l’on répète souvent, le coût économique de ces conflits (environ 6 500 milliards de dollars sur vingt ans) demeure modeste comparé au budget du Pentagone (750 milliards par an), et les pertes humaines (quelque 7 000 femmes et hommes soldats) n’ont rien de comparable avec celles du Vietnam (plus de 58 000 morts entre 1955 et 1975). Mais la Maison Blanche ne comprit pas que seules les forces issues des marges et disposant des ressources « khalduniennes », à savoir une solidarité interne différenciée et pourtant égalitaire, une cause rudimentaire mais sacralisée et un esprit de sacrifice, pouvaient contrer une violence venant de ces mêmes marges (3). Elle apprit, tardivement et à ses dépens, que l’impossible dialectique « de l’empire et de la terreur » et « du bourgeois et du barbare » (4) dans laquelle elle s’était engagée ne pouvait que l’user sur des terrains qu’elle ne maîtriserait jamais. D’où le choix de Barack Obama (2009-2017), avant Donald Trump (2017-2021), de se replier derrière les limes de l’empire tout en s’engageant dans une lutte économique et d’influence, mais pas militaire, avec un adversaire enfin à sa taille : la Chine.

L’histoire en devenir, que les démocraties s’obstinaient à écarter de leur horizon durant ces trois décennies, continuait cependant de s’écrire ailleurs, notamment, mais pas exclusivement, en lien avec le Moyen-Orient. Ainsi, en 2013, alors que Barack Obama refusait, à la dernière minute, d’honorer sa promesse d’intervenir en Syrie après l’usage des armes chimiques dans la Ghouta orientale, Vladimir Poutine acquérait la conviction que les Occidentaux n’avaient plus ni « virilité » ni « honneur » pour le défier. L’annexion de la Crimée en mars 2014 et l’occupation de fait d’une partie du Donbass à l’hiver 2013-2014 étaient des conséquences directes de l’inaction américaine en Syrie. Loin de déstabiliser son régime ou de l’affaiblir sur la scène internationale, les quelques sanctions que les démocraties adoptèrent alors le confortèrent au contraire dans le bien-fondé de sa lecture : « L’Occident est sur la voie d’un déclin, lent, mais inévitable » ; « alors que le système occidental poursuit sa dégradation morale, politique et économique, les puissances non occidentales verront inévitablement leurs positions renforcées » (5).

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