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La Tunisie de Kaïs Saïed : héritage révolutionnaire et restauration autoritaire

Bâtir une démocratie « authentiquement tunisienne »

Dans la rhétorique présidentielle, l’adoption d’une nouvelle constitution est justifiée par une volonté de rompre avec la démocratie libérale et occidentale, afin de bâtir une démocratie « authentiquement tunisienne », en phase avec les aspirations populaires. Pourtant, à y regarder de plus près, le texte adopté par référendum le 25 juillet 2002 reste de facture classique. En effet, il supprime la plupart des garde-fous démocratiques de la Constitution du 26 janvier 2014 (Seconde République), renouant avec les agencements autoritaires de la constitution en vigueur sous le régime présidentiel de Habib Bourguiba et de Ben Ali (Constitution de 1959 plusieurs fois amendée) (6). À ce niveau, on relève un véritable fossé entre la rhétorique démocratisante de Saïed plaidant pour l’instauration d’une véritable démocratie locale sans intermédiaires du « village à Carthage » et le contenu du texte constitutionnel qui réhabilite l’hyper-présidentialisme et le centralisme de la période autoritaire d’avant 2011. Le choix d’introduire le bicaméralisme dans la nouvelle constitution a pour objectif de marginaliser le rôle des parlementaires et de réduire à peau de chagrin l’influence des partis politiques. Dans la nouvelle architecture institutionnelle, la position des parlementaires est d’autant plus précaire qu’ils sont désormais soumis à une forme de mandat impératif qui, dans le contexte répressif actuel, équivaudrait à les révoquer en fonction des « mouvements d’humeurs populaires ». Le président de la République est désormais la clef de voute de toutes les institutions du pays : tout doit converger vers lui. Non responsable politiquement devant le parlement (il ne peut être renversé par une motion de censure), il nomme et révoque les membres du gouvernement, dispose de l’initiative des lois, dirige la politique générale du pays et est le chef suprême de toutes les forces sécuritaires de la nation (police, garde nationale et armée). De plus, la nouvelle cour constitutionnelle composée exclusivement de magistrats professionnels nommés par le président sur critère d’âge rend impossible toute destitution du chef de l’État en cas de violation grave de la constitution.

Plus grave encore est la suppression des garde-fous démocratiques qui constituaient des avancées significatives dans la Constitution du 26 janvier 2014. À l’exception de l’Instance supérieure pour les élections (ISIE), dont les pouvoirs sont amoindris, les quatre autres instances constitutionnelles indépendantes (corruption, médias, droits de l’homme et développement) n’ont pas été reconduites dans le nouveau texte. De même, le Conseil supérieur de la magistrature est supprimé au profit de conseils sectoriels. Cette décision n’est pas anodine, dans la mesure où le milieu de la magistrature a été particulièrement critique de certaines décisions de Saïed, considérées comme arbitraires et contraires au principe d’indépendance de la justice.

Enfin, la nouvelle constitution comporte de nombreux « marqueurs identitaires » que certains juristes et militants des droits de l’homme considèrent comme potentiellement dangereux pour les libertés individuelles et les droits fondamentaux des citoyens. Par exemple, l’article 5 énonçant que « la Tunisie constitue une partie de la nation islamique. Seul l’État doit œuvrer, dans un régime démocratique, à la réalisation des vocations de l’islam authentique qui consistent à préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté », laisse la porte ouverte à des procès pour « défaut d’islamité » ou « atteinte aux valeurs religieuses ».

Des oppositions discréditées et impuissantes ?

On serait tenté d’interpréter la faiblesse des oppositions au « coup d’État sanitaire » du 25 juillet 2021 en fonction du contexte répressif. Il est vrai que Saïed s’est très largement appuyé sur le soutien des forces de sécurité intérieure (police, douane et garde nationale) et de l’armée pour entreprendre son opération de démantèlement des institutions démocratiques. De ce point de vue, l’on peut parler d’une forme de « pacte de sécurité » conclu entre le président et les principaux responsables de l’appareil sécuritaire pour verrouiller l’espace public et mater toutes les formes de dissidences élitaires ou populaires. Ce soutien des acteurs sécuritaires au « coup » de Saïed a été d’autant plus fort que ces derniers ont eu le sentiment d’avoir été largement méprisés par les gouvernements de la transition démocratique, en général, et par les islamistes, en particulier. Cet appui de la police et de l’armée à Saïed exprime donc une forme de « revanche sociale » sur les démocrates civils et les partis politiques.

Toutefois, cette explication sécuritaire apparait réductrice, car Saïed tire aussi sa popularité du soutien de larges secteurs de la population tunisienne, notamment des classes populaires et moyennes. En effet, nombre de Tunisiens perçoivent les acteurs de la « transition démocratique » comme corrompus et s’enrichissant sur le dos du peuple. À ce niveau, le discours populiste de Kaïs Saïed dénigrant les élites sociales et politiques et vantant la probité du petit peuple a parfaitement fonctionné. La faiblesse des oppositions au président de la République n’est donc pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle. La majorité des parlementaires et des leaders des partis politiques continuent à fonctionner avec un logiciel d’ancien régime, coupés des citoyens et des électeurs issus des périphéries urbaines et des régions déshéritées de l’intérieur du pays.

Mais, depuis quelques mois, les oppositions au projet autoritaire de Saïed tentent de se remobiliser dans l’espace public, en rompant avec cet état d’impuissance structurel. Les anciens leaders de la dissidence au régime de Ben Ali se sont retrouvés, alliés aux islamo-conservateurs du parti Ennahda et aux nouvelles élites politiques apparues avec la transition démocratique pour créer le Front du salut national (FSN), coalition hétéroclite regroupant une dizaine de partis et de mouvements. Ils éprouvent toutefois des difficultés à sensibiliser les citoyens ordinaires qui les considèrent toujours comme des « revenants » sans assise populaire.

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