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Penser la guerre. Du réalisme

En effet, le réalisme, avant de renvoyer à un ensemble de théories des relations internationales, parfois dégradées en doctrines, est une posture et une démarche intellectuelle visant à appréhender la réalité de la vie politique internationale telle qu’elle est et non telle que l’on voudrait qu’elle soit. C’est pour cela que le qualificatif « réaliste » constitue un enjeu dans le débat public : là où est le « réaliste » est censée être la « réalité ». Mais les deux ne se confondent pas nécessairement, comme le montre l’exemple précédent. En première instance donc, le réalisme renvoie à l’exigence de tenir compte des contraintes du réel pour analyser les situations politiques et éventuellement agir. Le réaliste s’oppose à l’idéaliste dans le sens où la valeur d’une proposition dépend moins à ses yeux des convictions qu’elle exprime que de la possibilité de sa mise en œuvre, c’est-à‑dire de sa capacité à atteindre des objectifs sans produire d’effets inattendus ou pervers dans l’action.

Le réaliste préférera ainsi des objectifs limités dont il peut relativement maîtriser la réalisation et ses résultats à des objectifs idéaux, grandioses, susceptibles d’accoucher de ce que le sociologue Max Weber appelait le « paradoxe des conséquences » : des effets contraires aux intentions et visées initiales (2). Il concevra ses propositions, objectifs ou actions comme ancrés dans des circonstances dont il faut tenir compte pour les formuler au mieux et sera attentif aux rapports de force qui structurent les situations. Entendu de cette manière, le réalisme est autant une méthode incitant à garder la tête froide qu’une attitude de prudence « qui tient compte de toute la réalité, qui dicte la conduite diplomatico – stratégique adaptée non au portrait retouché de ce qui serait la politique internationale si les hommes d’État étaient sages dans leur égoïsme, mais à ce qu’elle est avec les passions, les folies, les idées et les violences du siècle (3)  ».

Sous la dénomination « réalisme » se retrouve par ailleurs un ensemble de théories et d’analyses qui ne sont pas identiques, parfois hybridées dans des proportions variables avec d’autres approches, mais qui partagent quelques points communs fondamentaux (4). Le système international, malgré les diverses formes de régulation qui se sont développées à partir de la seconde moitié du XXe siècle, est dominé par un état d’anarchie qui se confond avec un état permanent de guerre potentielle – plus ou moins selon les contextes –, les intérêts des acteurs étant plus souvent en conflit qu’en harmonie ; les États – nations ne sont pas les seuls acteurs sur la scène internationale, mais ce sont les principaux ; ceux-ci cherchent à maximiser leurs intérêts, selon la conception qu’ils s’en font, de manière plus ou moins systématiquement rationnelle selon les auteurs ; la politique internationale prime le plus souvent la politique intérieure, cette dernière étant parfois une source de nuisance pour la bonne conduite des relations extérieures.

Ces éléments partagés et assemblés, qui induisent des développements nuancés et des débats au sein de la famille réaliste, sont très souvent grossièrement caricaturés sous la forme : « tous les États sont des monstres froids et rationnels qui n’ont que des intérêts dont la définition est évidente ». Dans une tribune publiée en juillet 2022, « Guerre en Ukraine : être réaliste, c’est croire au rapport de force et à la dissuasion (5) », le politologue Jean – Baptiste Jeangène Vilmer discute notamment la place de la morale dans une conception réaliste de la vie internationale. Il ne la juge pas surplombante, mais souligne qu’à partir du moment où les considérations morales ont une réalité politique, c’est-à-dire à partir du moment où les nations manifestent des attachements axiologiques, ceux-ci ne peuvent être écartés de l’analyse réaliste d’un revers de main doctrinal, parce que l’on aurait décidé que la réalité se résumerait à des intérêts définis par l’exclusion des intérêts idéologiques et moraux des acteurs. D’autant que la réalité historique est une réalité dynamique et que le contenu de la « morale » à laquelle on adhère est, comme la définition des intérêts, susceptible d’être l’objet de variations et de débats. « Cela peut sembler paradoxal à l’heure où nous assistons à la barbarisation de la guerre en Ukraine, mais il y a une véritable moralisation des relations internationales, au sens où les acteurs invoquent de plus en plus des arguments moraux et juridiques pour justifier leurs actions, ou condamner celles des autres. Non parce qu’ils seraient plus moraux qu’avant – les États comme les hommes et les femmes qui les composent agissent toujours autant par intérêt, car l’égoïsme fait partie de la nature humaine –, mais parce qu’ils estiment qu’ils doivent davantage sembler l’être. Loin d’exclure toute considération morale de leurs analyses, les vrais réalistes sont simplement attentifs à ce que ces considérations ne s’abstraient pas des contraintes du réel. L’éthique réaliste est celle du moindre mal – “ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, disait Aron, c’est le préférable contre le détestable” – et en cela elle est tragique. Mais il ne s’agit pas moins d’une éthique. »

Il décrit comme « cynique » l’attitude consistant à se réfugier derrière l’étiquette « réaliste » pour effacer de la situation de la guerre en Ukraine la réalité d’un agresseur et d’un agressé et renvoyer dos à dos des intérêts présumés équivalents. Mais l’attitude dénoncée dans la tribune nous paraît aller au – delà encore d’un cynisme se confondant avec un pur relativisme moral, car elle épouse finalement la conception du monde, les discours et les intérêts de l’État russe. Quand des analystes expliquent d’abord que la Russie n’envahira pas l’Ukraine, puis devant l’évidence reprennent les éléments de langage russes pour justifier l’attitude de la Russie, puis face aux difficultés militaires rencontrées dans la mise en œuvre du plan initial russe affolent l’opinion en affirmant qu’un État russe qui n’obtiendrait pas intégralement ce qu’il souhaite deviendrait inévitablement irrationnel et ferait n’importe quoi de son arsenal nucléaire, ils ne font pas plus preuve de cynisme que de réalisme, mais au mieux d’aveuglement idéologique.

Le cynique est au moins conscient de l’existence de ses propres intérêts, de ce qui les menace, de la réalité de figures d’adversaires et d’ennemis, de la dimension stratégique de certains de leurs discours. Le cynique n’épouse pas l’argumentaire adverse en se désignant comme responsable de l’agression violente dont il est la victime directe ou indirecte – tendance remarquable d’une fraction de l’opinion occidentale, dans le cas du terrorisme islamiste comme dans le cas des relations avec la Russie. Même dans l’éventualité où le cynique porterait une part de responsabilité, il la nierait, puisque le cynique se moque de la morale, comme fin ou comme moyen, et qu’admettre cette responsabilité nuirait à ses intérêts. L’État russe est cynique. Ceux qui en Occident, dans un contexte de confrontation avec une Russie qui a amplement exprimé son hostilité politique et culturelle, passent le plus clair de leur temps à « jouer contre leur camp » ne sont pas cyniques. Ils sont naïfs. Ou pire.

Notes

(1) Voir par exemple Renaud Girard, « Vladimir Poutine n’envahira pas l’Ukraine », Le Figaro, 17 janvier 2022 (https://​www​.lefigaro​.fr/​v​o​x​/​m​o​n​d​e​/​r​e​n​a​u​d​-​g​i​r​a​r​d​-​v​l​a​d​i​m​i​r​-​p​o​u​t​i​n​e​-​n​-​e​n​v​a​h​i​r​a​-​p​a​s​-​l​-​u​k​r​a​i​n​e​-​2​0​2​2​0​117) ; « “Je n’y crois pas ’’ : Quand Éric Zemmour prenait “le pari” que la Russie n’envahirait pas l’Ukraine », France Inter, 24 février 2002 (https://​www​.radiofrance​.fr/​f​r​a​n​c​e​i​n​t​e​r​/​j​e​-​n​-​y​-​c​r​o​i​s​-​p​a​s​-​q​u​a​n​d​-​e​r​i​c​-​z​e​m​m​o​u​r​-​p​r​e​n​a​i​t​-​l​e​-​p​a​r​i​-​q​u​e​-​l​a​-​r​u​s​s​i​e​-​n​-​e​n​v​a​h​i​r​a​i​t​-​p​a​s​-​l​-​u​k​r​a​i​n​e​-​8​3​9​7​804) ; Thomas Mahler, « Guerre en Ukraine : ces “experts” qui assuraient que Poutine n’attaquerait pas », L’express, 24 février 2022 (https://​www​.lexpress​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​/​i​d​e​e​s​-​e​t​-​d​e​b​a​t​s​/​g​u​e​r​r​e​-​e​n​-​u​k​r​a​i​n​e​-​c​e​s​-​e​x​p​e​r​t​s​-​q​u​i​-​a​s​s​u​r​a​i​e​n​t​-​q​u​e​-​p​o​u​t​i​n​e​-​n​-​a​t​t​a​q​u​e​r​a​i​t​-​p​a​s​_​2​1​6​8​6​3​9​.​h​tml).

(2) Voir Mohamed Cherkaoui, Le Paradoxe des conséquences. Essai sur une théorie wébérienne des effets inattendus et non voulus des actions, Droz, Paris, 2006.

(3) Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, Paris, 1962, p. 587.

(4) Pour une vue synthétique des différentes approches des relations internationales, voir Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, Théories des relations internationales, Que sais-je ?, PUF, Paris, 2020.

(5) Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, « Guerre en Ukraine : être réaliste, c’est croire au rapport de force et à la dissuasion », Le Monde, 10 juillet 2022.

Légende de la photo en première page : Paradigme de l’étude des relations internationales mettant en évidence la compétition des intérêts, le réalisme est d’abord une posture intellectuelle. (© Fasttailwind/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°161, « Ukraine : les HIMARS en action », Septembre-Octobre 2022.
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